Le concours « Dix-moi dits mots » consiste à écrire un texte en employant obligatoirement dix mots donnés d’avance. Jean-Marc Delcroix participe régulièrement et se classe généralement en bonne place sur le podium. Voici ci-dessous, quatre textes qu’il s’est amusé à écrire. à cette occasion.

PRECIS DE DEVELOPPEMENT DURABLE
LECON 1:
LE DICTIONNAIRE

(Ce texte a obtenu la troisème prix du concours 2015 organisé par l’Association Au Cœur des Mots)

     Dans la croisade que nous menons pour une écologie responsable et citoyenne, intéressons-nous aujourd’hui au dictionnaire.
Chaque année, à la rentrée des classes, des dizaines de milliers d’exemplaires d’un ouvrage sont vendus, à la demande des Maîtres et Maîtresses (d’école, s’entend). Cet ouvrage, appelé « Dictionnaire » s’enrichit (si l’on ose dire…) de nouveaux mots concoctés par la technologie, la rue, les journalistes, les auteurs et, surtout, nos chers petits des banlieues. On « kiffe », on « surfe », on « tweete », avec ou sans sa « meuf » en fuyant les « keufs ». Quel progrès !!!
Chaque année donc, sous prétexte que notre langue est vivante, on ajoute une centaine de grammes de feuilles de papier à cet ouvrage, assurant ainsi la fortune future des kinésithérapeutes, des radiologues et des hernidiscalogue qui auront à soigner les scolioses et cyphoses des sprats dégingandés que sont nos « petits » qui trimballent ce pavé dans leurs cartables. Le poids des mots est devenu un problème de santé publique, mais là n’est pas notre propos.
Dans tout organisme vivant, de nouvelles cellules voient le jour, pendant que d’autres ont fait leur temps, meurent et sont éliminées. Ces dernières peuvent être récupérées au titre de reliques (au même titre que mèches de cheveux ou rognures d’ongles, par exemple), et conservées quasi religieusement dans un écrin, une urne, ou une enveloppe, que l’on pose sur la cheminée ou au fond d’un tiroir; il ne vient à personne l’idée de se promener avec ses cellules mortes dans la poche.
Il en va de même pour les mots; les mots meurent, remplacés par des mots neufs, mais là, bizarrement, on les conserve ensemble dans notre fameux dictionnaire. Avouons que c’est débile, et qu’un bon élagage du « dico » s’impose. Quelques exemples:
Le mot Devoir, voilà un mot désuet et vide de sens. Imaginez quelqu’un dire: « je connais mes devoirs ! ». Ce serait grotesque! Non, au pays des DROITS de l’Homme ce mot est à bannir tant il ne veut plus rien dire.
Pourtant d’aucuns objecteront que le mot « Devoir » pourrait sauver sa peau s’il est « de vacances », « civique », ou « patriotique »; mais, n’en déplaise à mes contradicteurs, il prend là le sens de « corvées », (même quand il est conjugal mais c’est là un point de vue féminin). Corvée civique qui nous empêche d’aller à la pèche les jours d’élection, corvée de vacances pour enfants et parents, corvée patriotique avec le service national qui ne va pas tarder à repointer le bout de son nez… Bannissons le devoir: vive la corvée!
D’ailleurs, ce mot corvée pourrait remplacer bon nombre de mots inutiles, comme Travail, par exemple. Le Travail est devenu « caca » (ça, il faut le garder, encore que « m…. » fasse bien mieux l’affaire), et je verrais bien un Code des Corvées, une Inspection des Corvées, un Ministre des Corvées. Bon, allez, c’est acté, on vire Devoir et Travail !
La Famille n’existe plus. Il lui faut un adjectif pour tenir debout: « décomposée », « recomposée », « éclatée »… Mais, hélas, on ne peut se passer de ce mot qui définit les Allocations. Bon, OK, on garde, mais que pour les allocs !
La Patrie non plus n’existe plus, il n’y a plus que des « États » et des « groupuscules ». Les premiers sont parfois voyous, les second toujours terroristes, mais aucun n’est patriotique. Patrie, dégage !
Oups, je viens de me rendre compte que ces trois mots, « travail, famille, patrie » appellent l’amalgame avec une ville d’eau célèbre. Bon, on les vire tous les trois !…
Mais on garde Amalgame.
Le mot Honneur, au parfum de violette suranné est également à jeter aux orties ; l’honneur n’est plus une vertu : c’est un hochet de légion, qui tombe sur le bras, et érige le majeur. Mettez-moi l’Honneur à la poubelle : avec le Devoir il pourront pleurer sur le bon vieux temps.
Les mots licorne, dahu, pucelle, qui définissent des chimères, pourraient à la rigueur rester dans le fameux dico: il faut bien rêver un peu.
Par contre, on pourra se séparer sans indemnités compensatoires des mots serment, engagement, et surtout  justice ». Ah, celui là … « Justice » est mise à toutes les sauces, mais ne représente plus rien. On peut s’en passer et parler plutôt des « palais de droit », des « huissiers de droit », parce que les conflits entre les hommes sont aujourd’hui régis non pas par des hommes de bon sens, mais par des textes froids et contournables. Quand on sait que les textes sont votés la plupart du temps sous la pression des lobbies, ou pire, la pression de la démagogie la plus médiocre, on ne s’étonnera plus que nos palais de droit ne soient que des pourvoyeurs de rentes à la mauvaise foi. Vous ne me croyez pas? Prenons l’exemple d’un pétrolier qui s’échouerait et répandrait des centaines, voire des milliers de tonnes de brut sur nos belles plages. Je serais curieux de voir ce qui se passerait, tiens ! Le pétrolier est dans son droit, la plage attend toujours qu’n lui rende justice…
Non, on peut se passer de « Justice »puisqu’on a « Droit ». Voilà, encore un mot de gagné.
Et puis il y a tous les mots inutiles qui définissent la même chose. Par exemple, corruption, prévarication, abus, trafic, influence, pot de vin, impunité, immunité, (liste non exhaustive…), tous ces mots peuvent être remplacés par politique, politicien, élu….
Enfin pourquoi parler de grigri quand on a amulette ? Qu’apporte la zénitude au bien-être ? L’Esquimau a-t-il moins froid quand on l’appelle Inuit ? Vise-t-on moins bien quand on ne cible pas ? Le mauvais goût devient-il plus fréquentable quand il devient kitch ?
Bon, vous voyez qu’en faisant un peu de ménage on peut gagner quelques pages de dico et soulager d’autant les lombaires de nos chères têtes blondes.
Toutefois, il y a peut-être quelque chose de bon dans cette orgie sémantique : de cette foire aux mots, de cette kermesse argotique dont tous les Wiki’s du Web font leur choux gras, on verra peut-être émerger une nouvelle génération de poètes pour qui la sérendipité littéraire tiendra lieu de talent et qui inventeront des néologismes inutiles sous les bravos d’une intelligentzia avide de nouveauté et d’oeuvres incompréhensibles.
Et les quelques pages que nous venons de gagner péniblement ne serviront qu’à accueillir d’autres mots nouveaux et d’autant plus inutiles que nous ne nous servons pas des anciens. Sur plus de cent mille définitions que propose le Larousse nous n’en utilisons que trois mille ! Trois pour cent !
Pour dix mots que tu accueilles, le dico s’enrichit de trois mille ! C’est dit : demain j’achète un Aillepade…

La Tour à babeler.

     En ce temps là, les mots étaient éparpillés sur toute la terre, séparés les uns des autres et se connaissant à peine. Certains se regroupaient pour faire des phrases et les phrases s’alliaient pour constituer un paragraphe, puis un chapitre, puis un livre. C’était rassurant, car un mot isolé est très vulnérable et peut facilement être séquestré pour servir de monnaie d’échange, ce qui permet à des malfaisants de payer de mots. Mais dans un livre, le mot se sentait protégé.
     Pourtant il arriva que certains mots ne se satisfirent plus de cet état. Ils s’organisèrent en prières et tentèrent d’atteindre Dieu. Ils firent quelques tentatives, ignorant que Dieu était hors de portée ; ils avaient beau accumuler prière sur prière, ils dépassaient à peine la taille d’un arbre fruitier et aucune phrase ne put s’approcher du Très-Haut.
    Les chefs des mots, qu’on appelait « verbes » et qui commandaient aux sujets, décidèrent de se réunir pour trouver une solution ; or, les verbes ne pouvaient s’accorder sans sujets. On en fit donc venir. Mais les sujets eux-mêmes prétendaient ne pouvoir rien faire sans leur domesticité, les adverbes, les adjectifs, les conjonctions. Certains exigèrent même que l’on fit participer la classe inférieure, la ponctuation.
    Lorsqu’enfin ils purent tenir réunion et qu’ils surent s’accorder, ils aboutirent à la conclusion que pour toucher Dieu il fallait faire une tour, une gigantesque tour de mots qui composerait, dans une phrase infinie, une prière reliant la terre et le ciel.
     Fada, fort de son expérience à Phocée, fut désigné comme architecte; Champagné fut chargé des relations publiques et Vigousse du recrutement de vocables costauds ; il fallait en effet de solides fondations pour que l’ouvrage ne s’effondre pas sous le poids des mots dont certains étaient gros. Tap-tap, chargé des transports, alla dans les coins les plus reculés des grimoires, papyrus, et ostrakons pour y débusquer les tire-au-flanc qui ne voulaient pas participer au Grand OEuvre, pendant que Dépanneur inventait le moyen de faire s’empiler harmonieusement les phrases grâce à la technique du « bon sens », technique aujourd’hui disparue.
     Le soir, Lumerotte s’occupait du bivouac où elle créait une douce ambiance tamisée.
    Les travaux avançaient bien et tout semblait aller pour le mieux…
     Mais !
    Dans toute entreprise, même verbale, il y a des risques. Bien sûr, la compétence de Fada mettait l’ouvrage à l’abri des lapsus, hiatus, et autres fautes de construction. Le danger ne venait pas de là ! Les mots étaient à cent lieues de se douter de ce que Tap-Tap avait à leur annoncer : il n’avait pas pu mettre la main sur Dracher, un verbe de la plus belle eau. Dracher était parti vers le nord et on n’avait plus de ses nouvelles ; sans doute coulait-il des jours heureux sous des cieux moins cléments ?
    En attendant, sans Dracher la situation devenait critique : le premier signe fut remarqué sur Chafouin qui se recroquevillait, se ridait sous l’effet de l’aridité. Puis vint le tour de Poudrerie qui s’éroda lentement et se transforma en tourbillon de sable poussé par le vent chaud. L’édifice chancelait ; on vit des hémistiches se former ça et là et certaines phrases se balafrer de vilaines césures. Quelques mots se détachèrent et d’autres, qui étaient faits en matériaux de mauvaise qualité (le cunéiforme, par exemple, qui résiste mal à la sécheresse), se volatilisèrent ; personne n’en eut plus de nouvelles. On pressa Fada de trouver une parade à ce début de catastrophe. Il promit de trouver une solution rapide et se retira dans la solitude la plus complète. Pendant cette retraite, les travaux cessèrent et
   les mots se regroupèrent par affinité. Beaucoup étaient concurrents et se jalousaient ; par exemple, Crème, la blanche suave, était courtisée à la fois par Café, Caoua, Moka, Ristrette, Express, et même le jeune Déca ; mais Crème aimait secrètement Sucre, plus carré et rugueux, certes, mais dont la couleur s’accordait mieux à son teint laiteux; les autres amoureux transis en furent pour leurs frais. Ces rivalités amoureuses (mais il y en avait d’autres, comme celle entre Bénéfice, Profit, Avantages, Dividendes, qui se disputaient Pactole) créèrent des clivages qui aboutirent à la formation de groupes, de clans ou de tribus.
     Tout ce petit monde était au bord de l’échauffourée lorsque Fada revint. Il avait revu ses plans, refait ses calculs, recomposé les phrases de la prière qui devait monter aux cieux, et avait conclu que ces mots ne pourraient tenir ensemble que s’ils s’accordaient encore mieux.
     Hélas, le mal était fait ; la création de clans n’avait pas échappé aux mots déjà mis en place dans la tour, qui, sentant que l’entreprise était vouée à l’échec, n’eurent plus qu’une envie : rejoindre le clan où ils se sentiraient bien, regagner le groupe qui serait leur foyer, partir avec la tribu où ils pourraient se faire une place. Peu à peu, ils désertèrent : ils se dégagèrent de la maçonnerie dans laquelle ils étaient enchâssés pour regagner la communauté qu’ils avaient choisie. A ce jeu, les murs de la tour s’évidèrent très vite ; elle se mit à chanceler, se coucha et se désagrégea, éparpillant la parole destinée aux cieux au travers de la plaine désormais en ruine.
    Beaucoup de mots disparurent ce funeste jour, et beaucoup furent éclopés ! Ainsi Quesne qui perdit un « s », se couvrit dès lors d’un chapeau pour cacher la blessure qui le fit Chêne; ou Cuissot et Cuisseau, les jumeaux homophones que l’on pourrait désormais identifier par leur cicatrice au pied ; et combien de mots amputés qui ne rimaient plus à rien…
   Après l’effondrement, par choix ou par hasard, les mots rejoignirent une tribu. Les groupes ainsi grossis de nouveaux venus se mirent en quête de leur terre promise dans des directions différentes. Fada prit la tête de l’une des plus importantes communautés et comme il n’avait pas renoncé à voir Dracher il se mit en marche vers le Nord. Alors commença une longue errance à travers des contrées inconnues où des mots étranges tentèrent de se fondre dans la masse. Mais l’irascible Dictionnaire veillait et tenait le registre d’état civil avec une pointilleuse vigilance. Les naissances de nouveaux mots étaient soigneusement consignées pendant que les intrus étrangers étaient impitoyablement chassés de la cohorte : pureté de la langue oblige. Quelques migrants parvinrent toutefois, par leur compétence sans équivalent, à se faire admettre comme Grigri qui se fit passer pour une allumette, Cachemire, accueilli en raison de sa richesse ou Alcool qui ne cesse depuis de semer le trouble.
    Après un long voyage, la tribu de Fada trouva Dracher (Dictionnaire put enfin se dépoussiérer en prenant une douche). Ils le trouvèrent qui faisait la conversation avec Babeler, un vieux verbe du pays qui ne cessait de s’accorder avec tous les sujets sans presque reprendre sa respiration ; les phrases qu’il assemblait dans une journée auraient suffi à construire la fameuse tour qui devait relier la terre aux cieux.
C’est ce qui donna à Fada l’idée de construire un nouvel édifice.
     Et il l’appellerait « Tour de Babel ».
(12-01-2016)

Le Chapitre XV oublié
…/…

– Que me conseillez-vous de visiter ? demanda le petit prince
– La planète Terre, lui répondit le géographe. Elle a bonne réputation…
     Il lui dit aussi qu’il y trouverait sûrement des volcans, des endroits chauds et des endroits froids, mais pour les roses, il ne savait pas. C’est trop éphémère pour être digne d’intérêt, une rose…
     Avant le départ il donna une boussole au petit prince. « Tous les explorateurs ont une boussole » lui dit-il.
– Comment ça marche ? demanda le petit prince.
Le géographe lui expliqua que l’aiguille indiquait le but.
– Il suffit de suivre la direction de l’aiguille pour atteindre le but.
– Quel but ?
– Celui qu’on t’a fixé, répondit le géographe.
    Le petit prince remercia le géographe et se mit en route ; lorsqu’il fut hors de vue, il ôta l’aiguille de la boussole. Il se piqua assez fort en jetant l’aiguille loin de lui, eut très mal, mais se sentit immensément soulagé.
                                                       ***
– Quelle étrange planète murmura le petit prince. Il était entouré de cages ; à travers les barreaux il voyait des yeux luire dans la nuit. Il approcha d’une cage et, à la lueur de la lune, vit un visage chafouin qui l’observait.
– Bonjour, dit le petit prince. Je cherche un mouton et une rose ; tu n’es pas un mouton ? Le chimpanzé eut un rire :
– Tu ne me connais pas ? Je suis un singe, l’animal le plus proche de l’homme.
– Non, l’animal le plus proche de l’homme, c’est l’enfant, dit le petit prince. Mais il n’est ni géographe, ni allumeur de réverbère, ni businessman, ni buveur, ni vaniteux, ni roi…
– Je connais un roi, se vanta le chimpanzé ; tu sais, je connais tout le monde, je suis champagné comme on dit dans mon pays.
– Mais ton pays c’est ici !
– Non, ici c’est ce qui abrite mon corps. Mon coeur et mon âme sont là-bas, au Congo. Le roi que je connais, il est dans la cage à côté : c’est le lion, mais il est comme moi, prisonnier, comme tous les animaux qu’on a enfermés ici.
– Pourquoi vous a-t-on enfermés ?
– Ici, c’est un Zoo, un endroit pour que les hommes et leurs petits puissent nous voir sans aller loin, sans prendre de risque, sans explorer.
    Le petit prince pensa au géographe : « Si on amène tout à soi, on n’a plus besoin d’explorer ».
– Mais lui, il n’est pas enfermé ? Il montrait du doigt le Berger Malinois qui se promenait lentement entre les cages.
– Moi, je suis le chien du gardien ; on m’appelle Berger Belge, une fois ; je surveille, je surveille en permanence. Qu’il fasse beau, qu’il vente ou qu’il drache, je surveille ; comme cela mon maître peut rester au chaud, une fois, en buvant des ristrettes au café du coin ou en allant chercher son rhum chez le dépanneur. Il n’est pas bien vigousse, il est un peu fada et il a une lumerotte à la place du cerveau, mais c’est mon maître et je l’aime.
« Comment peut-on aimer tant de défauts ? », pensa le petit prince ; il dut le penser très fort car le chien lui dit : « je n’ai pas le choix ».
– Mais on a toujours le choix !
– Tu ne sais pas ce que c’est d’être chien et je ne sais pas ce qu’est la liberté. Je dois aimer mon maître, c’est tout, c’est comme ça.
– C’est à cause de ta boussole dit le petit prince.
     Le chien se tut, baissa la tête, rabattit les oreilles et s’en alla tristement. Le petit prince laissa perler une larme en se disant qu’il y a des prisons pires que les barreaux. Il ne fit rien pour retenir le chien car il ne savait pas encore ce que le mot « apprivoiser » veut dire.
                                                    ***
    Le gardien ronflait dans son cagibi qui empestait le rhum. Pour attirer son attention, le petit prince fit « Hum, hum… ». L’homme ouvrit un oeil et se redressa subitement. « Comment as-tu fait pour sortir de ta cage ? ». Le petit prince lui dit alors qu’il était un homme libre, non, mieux, qu’il était un enfant libre ; l’enfant est plus libre que les grandes personnes parce qu’il n’a pas de point de vue. Quand on voit à partir d’un endroit, on ne sait pas ce que l’autre voit d’un autre endroit. Les points de vue s’affrontent. L’enfant, lui, il voit les choses comme les autres enfants; il est donc plus libre que les grandes personnes, au moins jusqu’à ce qu’on lui dise comment regarder sans voir.
Enfin, c’était son point de vue à lui, petit prince. Mais ce n’était pas celui du gardien qui se leva en titubant. « Pourquoi bois-tu ? » interrogea le petit prince
– Viens ici, que je te remette dans ta cage ! dit l’homme d’un ton déterminé.
– Pourquoi bois-tu ? répéta le petit prince qui jamais n’oubliait une question une fois qu’il l’avait posée.
– Pour oublier, répondit le gardien.
– Pour oublier que tu as honte ?
– Mais pas du tout ! Pour oublier ma vie, pour oublier mes aventures, pour oublier que j’ai vécu à Haïti où je conduisais un Tap-tap lorsque j’ai renversé cette petite fille aux cheveux d’or, pour oublier cet homme à qui j’ai volé un diamant en Centre Afrique et qui est mort de faim, pour oublier mon ami qui a été massacré par l’ours que j’avais blessé dans le grand nord canadien un jour de blizzard et de poudrerie, et surtout…
– Et surtout ?…
– Pour oublier que j’ai peur ; j’ai peur de mon passé, mais encore plus de mon avenir, pas de « l »’avenir, celui que concoctent les hommes, mais de mon avenir, celui que je vais me faire et dont je suis seul responsable.
Le petit prince se dit qu’il y a des prisons pires que les barreaux. Il ne savait pas que cet homme ne s’était même pas apprivoisé lui-même.
     Pour sortir du zoo, il repassa devant la cage du lion.
– Ah ! Voilà un sujet ! dit le lion avec majesté.
     Le petit prince ne s’arrêta même pas.
                                                    ***
      Il se retrouva seul dans la nuit au bord d’une route où passaient des engins automobiles qui l’éblouissaient un instant avant de le fouetter de vent et de fumée dans un vrombissement violent et fort désagréable. « Quelle étrange planète ». Il n’y avait qu’un sol lisse, froid et malodorant où glissaient des bolides. Il n’y avait pas de mauvaise herbe, ni de bonne : il n’y avait pas d’herbe du tout ! Il regretta un instant avoir enlevé l’aiguille de sa boussole et s’être ainsi privé du but. Il regrettait avoir quitté sa planète, et laissé sa rose avec ses quatre pauvres épines pour se défendre des prédateurs et des baobabs.
     Son abattement dura peu ; en effet, levant les yeux au ciel, il vit un aéroplane qui volait vers le Sud.
– Je vais le suivre, dit-il. Je vais explorer…
                                                                       À suivre…

                                                                  (2016)

MON AMI DIDEROT

Laissez-moi vous conter une étrange aventure,
Qui m’arriva tantôt. J’étais en pleine lecture
De l’oeuvre de Denis, (Denis Diderot, j’entends),
Lorsque, par un mystère inouï, sidérant,
Une forme prit corps, devant moi, à mes pieds
Un homme dont peu à peu je discernais les traits.
Vêtu comme un bourgeois du siècle des Lumières
Il avait belle allure, et le visage austère
De ceux pour qui la vie n’est pas une rigolade
De ceux qui cherchent un sens à ces quelques décades
Que veut bien nous donner Dieu ou le hasard.
(Chacun sait que « Hasard » de « Dieu » est l’avatar)
Bref, l’homme m’impressionna autant par sa prestance
Que par son expression, pétrie d’intelligence.
J’étais même mal à l’aise devant ses yeux fureteurs
Qui plongeaient dans mon âme, qui visitaient mon coeur…
Puis l’homme vit l’écran où les pages défilaient
D’un livre électronique que j’avais piraté
« Quelle est cette sorcellerie ? Un livre de lumière !??
Serais-je ici tombé dans l’antre de Lucifer ?
Et ces objets bizarres, ces matières inconnues…
Je dois dire, citoyen, que je tombe des nues ! »
Ce disant, il scrutait mon studio, chaque objet
Avec un oeil aigu et un air avisé.
« Monsieur » lui répondis-je, « je ne sais qui vous êtes !
S’il y a sorcellerie, elle est de votre fait !
J’étais en quiétude avant votre arrivée…
Mais qui êtes-vous donc pour venir m’embêter ? »
« Je suis l’auteur, Monsieur, de ce que vous lisiez ;
Je suis Denis Diderot, Langrois et Haut-Marnais.
Mais ôtez-moi un doute ; en quelle année sommes-nous ? »
« Deux mille seize, Monsieur, deux mille seize, au mois d’août »
Son teint se fit blafard, ses yeux devinrent hagards…
Dis –moi dix mots 2016-2017 Mon ami Diderot
Il chancela… « vous… vous … me faites un canular ? »
Sa détresse était telle, si grand son désarroi
Que je ne sus que dire, et que je restai coi.
Après quelques instants, il reprit des couleurs
Raffermit sa tenue, et redevint censeur :
« Dois-je croire que j’ai presque trois cents trois ans !
Qu’un sortilège infâme m’a déplacé céans ?
Que peut-être j’ai chu, telle la pluie, d’un nuage
Sur lequel je flânai en quête de badinage ?
Ou qu’encore, sur un tard, victime d’une foucade
Et las de mon terrier, j’aspire être nomade ?
Jamais, au grand jamais, vous ne me ferez croire
Que j’ai passé trois siècles sans les vivre, sans les voir ! »
Il prit alors un air si rogue, si buté,
Le buste en arrière, et les deux bras croisés,
Me regardant de haut avec tant de fierté
Que je me décidai à le télésnober.
J’agrippai ma tablette, m’assis dans le sofa
Et repris ma lecture, le laissant tout pantois.
J’avoue que je lisais sans comprendre les mots,
Tant j’étais bouleversé d’avoir chez moi … Diderot.
Comment était-ce possible ? Quel mage, quel sorcier
Quel enchanteur doué d’infinies facultés
A pu mener ici l’auteur du « fataliste » ?
J’avais beau réfléchir, je n’avais aucune piste !
Sans que j’en eusse conscience, mon doigt touchait l’écran
Pour passer une page et aller plus avant
Dans le texte défilant du « Neveu de Rameau »,
Dont mes yeux embrumés ne voyaient plus les mots,
Lorsque je vis mon homme, le regard intrigué,
S’avancer peu à peu, venir à mon côté.
Avec un geste lent, plein de circonspection,
Il approcha l’index de l’oeuvre du démon,
Cette étrange chose plate, surprenante, mystérieuse
Dis –moi dix mots 2016-2017 Mon ami Diderot
Qu’on appelle tablette, et me sert de « liseuse ».
Son doigt toucha l’écran et le texte grandit !
Il recula vivement et tomba sur le lit,
Avec la mine penaude du gamin pris en faute.
Je partis d’un grand rire en me tenant les côtes.
Devant son air bougon, je jugeai plus urbain
De cesser la moquerie et lui tendis la main.
« N’y voyez pas malice, raillerie pas davantage
Mon rire n’est pas moquerie, n’en prenez nul ombrage.
Pour me faire pardonner, je vais vous raconter
Les choses de ce temps ; allez, venez… venez ! »
Il prit ma main, je le tirai, il se leva.
Je le fis s’installer, assis, sur le sofa
Et commençai un cours sur le monde d’aujourd’hui :
D’abord : Littérature, mon domaine favori.
Vinrent ensuite l’urbanisme, le travail, les transports
La monnaie virtuelle et l’abandon de l’or
L’Etat, le fisc, la Loi, les grèves, l’injustice,
Et les trois mots sacrés gravés aux frontispices
De tous les bâtiments de notre République.
Je lui fis écouter les divines musiques
De ses contemporains : Bach, Mozart, Vivaldi…
Rameau le fit pleurer, et Pergolèse aussi.
Puis je lui expliquai ce qu’était une tablette
Comment on s’en servait pour aller sur le Net
Envoyer des messages, jouer, lire et créer,
S’ouvrir au monde, enfin… pour mieux s’y enfermer…
Comme le temps passait, et que la nuit tombait,
Je lui proposai, poliment, de l’ héberger.
Fort ébranlé par tout ce que j’avais décrit,
Machinalement sa tête me fit le signe « oui ».
J’allai donc préparer une petite collation
Car je me doutai bien qu’il aurait des questions
Dis –moi dix mots 2016-2017 Mon ami Diderot
Et qu’une longue nuit me serait nécessaire
Pour faire des inventions le tour et l’inventaire !
Lorsque le plat fut prêt, je lui dis : « cher Denis
Venez vous restaurer avec ces spaghettis ! »
Il se leva lentement, avec un air rusé,
La liseuse à la main, qu’il me tenait cachée.
« Ami, pour vos bontés, je vous prie d’accepter
Cette marque de notre toute neuve amitié »
Il dévoila alors la face de la tablette,
Et posa l’appareil au coeur de mon assiette.
Un bel émoticône emplissait tout l’écran :
Un smiley clignant de l’oeil et tout souriant !
Dessous une légende écrite en tout petit
Me fit plisser les yeux et froncer les sourcils :
« Malgré tout ton savoir, malgré l’information
Que déversent facebook et la télévision,
En dépit de Descartes, et contre la raison,
Tu as été piégé, eu, berné, mon garçon.
Parce que, je te l’avoue, je suis une imposture
Envoyé par tes proches… oui je sais, oui c’est dur
Mais tu t’en remettras. Je te souhaite bon soir »
Ainsi, j’avais été victime d’un canular !
Je relevai les yeux, prêt à le sermonner ;
Mais il n’était plus là ; il s’en était allé…
De cet évènement, j’ai tiré les leçons :
D’abord que les mystères, à l’aune de la raison,
Trouvent presque toujours une explication.
Qu’ensuite il faut méfiance garder en toute saison :
Même ceux que l’on aime et dont on est aimé,
Sont capables de tours qui peuvent nous accabler !
Qu’enfin mon imposteur est peut-être dans le vrai
Quand il prête à Satan le brevet des objets
Qui nous rongent peu à peu, qui nous rendent stupides
Et font de nous des proies pour les Pouvoirs avides.

(2016/2017)