Quand Ariane P. m’a proposé d’écrire des chroniques pour le site de l’ADILL (Association de Défense et Illustration de la Littérature de Lorraine) l’idée m’a d’emblée séduite. Le but était de présenter des auteurs de notre histoire littéraire mais de façon ludique pour les découvrir ou les redécouvrir autrement, afin d’inciter à les lire ou relire.
Les auteurs seront mis en valeur de façon alphabétique, une fois par mois, donc vingt-six écrivains, poètes ou philosophes, pendant un peu plus de deux ans. Impossible d’être exhaustive et le choix ne dépend que de mon bon vouloir : c’est une façon qui en vaut d’autres de trier parmi nos « incontournables », n’est-ce pas ? Les chroniques ne sont pas davantage complètes : elles se veulent « amuse-gueule » pas festins et encore moins orgies, autrement dit, elles visent à rappeler que nos auteurs passés ont encore tant à nous dire et à quel point ils font toujours partie de nos vies.
Littérature éternelle qui se réveille comme par magie lorsque nous replongeons dedans !
Attention : cette page ne présente que la chronique en cours donc change chaque mois à peu près. Il convient donc d’y revenir régulièrement pour lire l’ensemble.

Brel, Brassens, Baudelaire, Barbès, Beauvoir, Beaumarchais, Beckett, (du) Bellay, Breton… le choix est toujours rude. Pour cette deuxième chronique, je laisse de côté mon chouchou, Jacques Brel bien qu’il ait occupé six ans de ma vie pour rédiger une thèse sur lui. Mais j’ai la certitude, à tort ou à raison, qu’il n’est pas utile d’en parler pour donner envie de l’écouter tant il est encore apprécié. Finalement, j’opte pour un monstre, un magistral, un titan de notre littérature : Honoré de Balzac.
B comme Bâtard :
Cela commence mal et la situation est d’autant plus inconfortable que le petit Honoré nait tout à fait légitime. Mais avec un père de cinquante-trois ans et une maman de vingt-et-un, il ne faut pas s’étonner que lui vienne un petit frère à jalouser, fils de la mère, de l’amant et de l’amour. Le futur écrivain est le mal-aimé, mis en nourrice puis en demi-pension et finalement, en internat. Il garde de cette enfance solitaire, la faculté de s’isoler des heures durant devant son bureau et une idée tout à fait dévalorisée du mariage.
« Ainsi ce mariage fut accompagné de circonstances si fatales, si orageuses, si foudroyantes, que personne n’en augura bien. Tout alla de mal en pis. »(La Vieille Fille)
« Ne commencez jamais le mariage par un viol » (Physiologie du Mariage)
« Pour être heureux en ménage, il faut être ou homme de génie marié à une femme tendre et spirituelle, ou se trouver, par l’effet d’un hasard qui n’est pas aussi commun qu’on pourrait le penser, tous les deux excessivement bêtes. » (Physiologie du Mariage)
Mais Honoré de Balzac n’est pas un imbécile donc il peut changer d’avis, surtout quand une mystérieuse admiratrice qui signe « l’Étrangère », entame avec lui, en 1832, une correspondance enflammée. Il la rencontre l’année suivante à Neuchâtel. Le conte de fée se poursuit : ils se marièrent en 1850 à Odessa et eurent presque un enfant puisque la mère fait une fausse couche, au grand dam du père… qui meurt cinq mois après les noces. Comme quoi, l’écrivain n’avait pas tort de croire qu’il n’y a pas de mariage heureux.
B comme Banque et Banqueroute :
Honoré avait de quoi vivre confortablement avec l’héritage de son père, ses études de droit et son premier métier de clerc de notaire. Mais il en veut davantage. Son nom en est la preuve : son grand-père s’appelait Balssa, son père lui donne une tournure de noblesse périgourdine en le transformant en « Balzac » ; puis il le dote on ne sait comment, d’une particule très bien vue dans le monde aisé parisien. Honoré veut faire fortune. Il se lance dans l’imprimerie entre 1826 et 1828 : un désastre financier qui l’endette à vie et le pousse dans la production littéraire forcenée. Le succès vient dès 1829 mais la vie de dandy et le gout du luxe s’accompagnent de problèmes financiers qui lui font même risquer la prison pour dette.
« ‘Je réussirai !’Le mot du joueur, du grand capitaine, mot fataliste qui perd plus d’hommes qu’il n’en sauve » (Le Père Goriot)
« En effet le commerce de la librairie dite de nouveautés se résume dans ce théorème commercial : une rame de papier blanc vaut quinze francs, imprimée elle vaut, selon le succès, ou cent sous ou cent écus. Un article pour ou contre, dans ce temps-là, décidait souvent cette question financière. » (Les Illusions Perdues)
B comme Bourreau du travail, comme Brûler, comme Broyer :
Honoré de Balzac ressemble à son personnage de La Peau de Chagrin : Raphaël de Valentin a reçu un morceau de cuir qui peut exaucer tous ses vœux mais en se rétrécissant. L’alternative est simple : l’éternité sans désirs ou une courte vie intense. Balzac a brulé de passions et s’est pour ainsi dire, littéralement, tué au travail. Il meurt à cinquante-et-un an de problèmes cardiaques. Un chercheur qui avait du temps et des idées bizarres (ou qui préparait une très sérieuse thèse de doctorat !) a compté qu’entre 1829 et 1950 (soient en vingt-et-un ans), Honoré de Balzac a publié quatre-vingt-treize titres avec deux-mille-quatre-cent-soixante-douze personnages ! Tout écrivain en reste rêveur.
B comme Bâtisseur :
Qu’est-ce qui pérennise le succès d’un écrivain ? Qu’est-ce qui lui permet d’être classé dans les manuels scolaires et les bibliothèques comme un « incontournable » de notre histoire littéraire ? Le talent ? Certes, mais nombre d’auteurs qui en avaient, n’ont pas franchi la barrière de la célébrité, mort ou vif. Le succès auprès des lecteurs et des ventes records ? Non, trop aléatoire et passager. En fait, la clé de la gloire durable se trouve dans l’originalité, l’invention, la construction. Il faut être le premier à proposer une œuvre achevée différente de ses prédécesseurs. Et là, Honoré de Balzac coche toutes les cases !
D’une part, il a construit un ensemble littéraire magistral : La Comédie Humaine qui regroupe ses écrits sur la société française précapitaliste de 1816 à 1850. Il transporte le lecteur sous la Restauration et ses multiples facettes : ses bourgeois et ses aristocrates, des nantis et des ruinés, leur psychologie, leurs espoirs, leurs échecs, leurs luttes, leur environnement, les événements qui ont marqué leur existence… Tout y est ? Non pas d’ouvriers et bien peu de ruraux : Balzac a des préférences clairement marquées.
Son style est reconnaissable entre tous : son vocabulaire est riche et ne fuit pas les néologismes. Mais il se caractérise surtout par des descriptions signifiantes. Quand on lit Balzac trop jeune, surtout de nos jours où l’image est omniprésente, on risque de trouver ennuyeux, les scènes et portraits aussi nombreux que détaillés. Le lecteur bailleur mesure mal leur intérêt et surtout leur sens : chez Balzac, représenter un environnement, c’est décrire avec précision, son occupant. De ce fait, le monde balzacien (et oui, l’écrivain a même créé un adjectif, là aussi c’est un indice d’un « incontournable !) passe merveilleusement bien sur les écrans de toutes tailles. La plupart de ses livres ont été adaptés en films avec un seul regret : le manque d’imagination parfois flagrant du réalisateur, dans le choix des comédiens. Tous les professeurs de lettres savent à quel point il est compliqué d’expliquer aux élèves que tous les personnages du dix-neuvième siècle et même leurs auteurs, n’ont pas forcément la tête de Depardieu !
Autre trait caractéristique de l’univers balzacien : le retour des personnages. Tantôt au premier plan, tantôt en figurants, on suit leur cheminement au fil des romans. Ainsi Rastignac a vingt-cinq ans dans La Peau de Chagrin, dix-huit dans Le Père Goriot où il débute sa carrière parisienne qui s’amplifie dans La Maison Nucingen pour le voir s’élever au rang de ministre dans les récits postérieurs. Les lecteurs peuvent ainsi s’attacher à certains personnages et sont heureux d’avoir ici et là, de leurs nouvelles ! Finalement les feuilletons à rallonge du début de soirée télévisée entre deux packs publicitaires, du genre Si Grand Soleil ou Plus Belle la Vie n’ont fait que s’inspirer de Balzac !
D’autre part, Balzac qui rêvait d’être le Walter Scott français, a structuré un nouveau genre : le roman moderne. Et quitte à être original, il a aussi instauré le registre qui va avec : le réalisme. Il impose une forme inédite de récit fictif mais crédible. Il ne s’agit pas de témoigner mais de créer « l’illusion du vrai. » Depuis Balzac, les romanciers de tous genres y compris de science-fiction ou Fantasy, visent à faire croire en l’existence possible de leur univers imaginaire.
Par ce réalisme, ce tour de passe-passe stylistique, Balzac fait admettre comme normal la présence parmi les humains de véritables saints : Adeline de La Cousine Bette ou Le Père Goriot du roman éponyme. Il invente aussi des créatures démoniaques échappées de l’enfer pour manipuler les mortels et exacerber leurs penchants les plus sordides : le plus spectaculaire est Vautrin aux multiples visages. Il est inspiré de Vidocq, cet ancien bagnard qui a osé sortir de sa condition pour devenir chef de la sureté… Balzac, comme dit précédemment, ne s’intéresse pas aux gens du peuple et en plus, il ne les apprécie pas lorsqu’ils dépassent leur condition ! L’écrivain arrive même à nous faire admettre l’impensable comme le mariage d’un vieillard avec une enfant dans La Cousine Bette, seul moyen légal de la sauver du déshonneur et de la misère, à une époque où l’on ne parlait pas de pédophilie.
B comme Bonaparte :
On peut naitre en période révolutionnaire sans pour autant adhérer au nouvel état d’esprit. Balzac en est la preuve, lui qui devient de plus en plus légitimiste au fil du temps. Pourtant son héros historique préféré n’est ni roi ni même chevalier mais un homme du peuple (si, si !) qui a fait trembler l’Europe : Bonaparte. La Comédie Humaine regorge d’arrivistes aux destins plus ou moins réussis qui, comme le général corse, veulent se bâtir un empire : Rastignac, Lucien de Rubempré ou même le Père Goriot qui se sacrifie pour l’avenir brillant de ses filles. Peu importe les moyens et surtout la morale si le héros veut parvenir à ses fins. Machiavel nous voilà !
« Vous vous apercevrez avant peu que vous n’obtiendrez rien par les beaux sentiments. Si vous êtes bon, faites-vous méchant. Soyez hargneux par calcul. Si personne ne vous a dit cette loi suprême, je vous la confie et je ne vous aurai pas fait une médiocre confidence. Pour être aimé, ne quittez jamais votre maîtresse sans l’avoir fait pleurer un peu ; pour faire fortune en littérature, blessez toujours tout le monde, même vos amis, faites pleurer les amours-propres : tout le monde vous caressera. » (Illusions Perdues)
Mais qui dit Bonaparte, annonce Napoléon et là, c’est moins admirable. Avec le code du même nom, l’empereur se change en un misogyne épouvantable. En deux ou trois mille ans, la femme occidentale a acquis le droit de conduire une armée, gérer un domaine, commander un atelier d’artisans, s’instruire… enfin, si elle est bien née. La religion catholique lui a offert le mariage consenti, monogame et indissoluble, de quoi la protéger des harems, des maitresses envahissantes et de leurs fils aux dents longues… même si la réalité fait parfois des écarts avec la morale. Quel que soit le sexe, la place donnée par la naissance traçait le sort : liberté et puissance ou servitude à vie. Avec une signature, Napoléon raye tous les privilèges acquis par les femmes et les range avec les aristocrates et les prolétaires, dans les victimes de la Révolution.
« Mais j’ai assez réfléchi pour savoir que nos rôles ne sont pas les mêmes, et que la femme seule est prédestinée au malheur » (La Femme de trente Ans)
Personne aussi bien que Balzac, n’a su rendre compte de l’état social lamentable de la femme au dix-neuvième siècle. Éternelle mineure sans aucun droit, même pas celui de gérer ses biens ou de les récupérer en cas de divorce, elle n’a qu’une possibilité : tenter sa chance au mariage qui prend des allures de loterie.
« Le mariage ne se compose pas seulement de plaisirs aussi fugitifs dans cet état que dans tout autre, il implique des convenances d’humeur, des sympathies physiques, des concordances de caractère qui font de cette nécessité sociale un éternel problème. Les filles à marier aussi bien que les mères connaissent les termes et les dangers de cette loterie, voilà pourquoi les femmes pleurent à un mariage, tandis que les hommes sourient. Les hommes croient ne rien hasarder, les femmes savent bien tout ce qu’elles risquent. » » (Béatrix)
Mais encore faut-il qu’elle ait un prix sur ce marché, sinon l’aléatoire protection maritale devient une prostitution publique !
« Quels moyens ont les mères d’assurer à leurs filles que l’homme auquel elles les livrent sera un époux selon leur cœur ? Vous honnissez de pauvres créatures qui se vendent pour quelques écus à un homme qui passe, la faim et le besoin absolvent ces unions éphémères ; tandis que la société tolère, encourage l’union immédiate, bien autrement horrible, d’une jeune fille candide et d’un homme qu’elle n’a pas vu trois mois durant ; elle est vendue pour toute sa vie. Il est vrai que le prix est élevé ! Si, en ne lui permettant aucune compensation à ses douleurs, vous l’honoriez ; mais non, le monde calomnie les plus vertueuses d’entre nous ! Telle est notre destinée, vue sous ses deux faces : une prostitution publique et la honte, une prostitution secrète et le malheur. Quant aux pauvres filles sans dot, elles deviennent folles, elles meurent ; pour elles, aucune pitié ! La beauté, les vertus ne sont pas des valeurs dans notre bazar humain. » (La Femme de trente Ans)
Si on ne risque pas de tomber dans la déprime ou la révolte, il ne faut pas passer à côté d’un court roman que je trouve personnellement le plus horrible de tous, dans son fonds : Le Contrat de Mariage ! Toute l’horreur de la situation des femmes après le code Napoléon, y est illustrée.
Malheur à celles qui ne se plient pas à cette nouvelle loi ! Rose Cormon, vieille fille d’Alençon, (La Vieille Fille) pourtant d’un milieu aisé, a osé évincer les prétendants lorsqu’elle était jeune et pouvait enfanter. La société la punit de ces atermoiements en la critiquant et l’humiliant. Lisbeth qui n’a pas d’époux (La Cousine Bette) n’a d’autre solution que de s’installer chez sa cousine et cacher sa frustration en sapant sa famille.
« Y a-t-il rien de plus horrible à voir que la matinale apparition d’une vieille fille laide à sa fenêtre ? De tous les spectacles grotesques qui font la joie des voyageurs quand ils traversent les petites villes, n’est-ce pas le plus déplaisant ? Il est trop triste, trop repoussant pour qu’on en rie. » (Pierrette)
Toutes celles qui pensent que leurs droits sont immuables et qu’elles peuvent en jouer en acceptant des règles de vie strictes ou des tenues stigmatisantes, devraient lire Balzac. Elles comprendraient qu’une loi peut toujours en détruire une autre et qu’il faut ensuite des décennies voire des siècles, pour retrouver l’âge d’or qu’elles avaient méprisé. Aujourd’hui comme au Moyen âge, on va à la catastrophe en laissant passer, indifférents, le Saint Graal.
On l’aura compris, La Comédie Humaine n’a rien de drôle. Adieu romantisme, amour contrarié mais partagé, belles robes et fin heureuse. Ce n’est pas une lecture pour rêver, s’évader, se distraire mais pour affronter une réalité et réfléchir sur les gens et les événements.
Pour aller plus loin :
Si on ne connait pas ou peu Balzac, inutile de lire l’intégralité de son œuvre gigantesque pour s’en faire une idée. On peut, bien sûr commencer par Le Père Goriot qui présentent les personnages que l’on retrouvera dans les romans postérieurs mais ce n’est peut-être pas le plus facile. Les œuvres les plus achevées sont, logiquement, les dernières. Alors pourquoi ne pas commencer par les Illusions Perdues et Splendeurs et Misères des Courtisanes, ce qui fait déjà un nombre impressionnant de pages à feuilleter ? Si la magie opère, on peut ensuite, puiser ici ou là des perles comme La Cousine Bette ou La Peau de Chagrin mais ce choix est tout à fait subjectif, je l’avoue. J’ai passé des heures passionnantes à m’insérer dans une société passée mais toujours influente sous certains aspects. On ne ressort pas de la lecture de Balzac comme on y est entré. Finalement, c’est peut-être cela l’intérêt des « incontournables » de notre histoire littéraire : nous transformer et nous rendre plus forts face à la réalité.
Ancienne chronique :

(Bandeau ci-dessus conçu par Alexia Kelsen)
Pour commencer des chroniques alphabétiques, on attendrait un nom plutôt qu’un prénom : Apollinaire, Aragon, Agrippa d’Aubigné… Mais comme la consigne initiale était d’agir à ma guise, je commence par un sale gosse du Grand Est devenu malgré lui un mythe littéraire. A comme Arthur, donc… et voici quelques A pour le définir :
A comme ado, jamais Adulte… même s’il a frisé la quarantaine (mort à trente-sept ans) Mais son œuvre connue a été écrite jusqu’en 1873 (Arthur Rimbaud a alors dix-neuf ans.) Il reste donc un éternel gamin à la mèche rebelle que l’on se plait à graffiter au pochoir sur les murs trop sages.
A comme Ardennais : né à Roche, près de Charleville qui lui a dressé une statue et construit un musée… mais qu’il a vilipendée dans ses vers… et où malgré tout, comme un port d’attache, il revient sempiternellement entre deux escapades.
Sur la place taillée en mesquines pelouses,(…)
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses (…)
Les gros bureaux bouffis trainent leurs grosses dames… ( À la Musique) reconnaissons que les Carolopolitains ne sont pas rancuniers ! (À noter qu’en écrivant ces vers, j’entends aussi Je suis un Soir d’Été sur les flancs de la Meuse, par Jacques Brel.)
A comme arrogant : sûr de lui ou plutôt surdoué… on dirait aujourd’hui un enfant précoce ou encore plus moderne, un HPI c’est-à-dire anomal car trop intelligent, un être mal dans sa peau, incompris, solitaire. Un dicton parle des « imbéciles heureux » mais qui a jamais entendu parler d’un « intelligent heureux » ? Il est le fort en latin qui se trouve vite à l’étroit dans une éducation trop rigide, une ville trop provinciale, la promesse d’un avenir trop étriqué.
A comme Aventurier, Africain, Absolu, Aérien : il est « l’homme aux semelles de vent » jamais tranquille, rêvant d’un ailleurs meilleur, d’une herbe plus verte, d’un horizon plus vaste, séjours qui se finissent généralement mal, par une dispute ou une expulsion… et un retour à Roche chez la mère Vitalie ! On retrouve sa trace à Paris, à Bruxelles, à Londres, à Stuttgart, à Vienne puis en Suisse et Italie avant le grand départ pour l’aventure coloniale. Il semble se fixer à Harrar en Arabie où il reste dix ans (de 1880 à 1890.) Là, il se livre au commerce (aux trafics ?) et espère faire fortune : toujours ce rêve de dépassement ! A-t-il écrit pendant cette période ? Je veux croire que oui, je l’imagine mal ne pas mettre sur papier entre deux aventures, le récit de ses voyages extraordinaires. Mais nous n’en avons pas de traces. Il en revient aussi mais forcé, malade. Il veut y retourner : qu’a-t-il laissé là-bas qui l’attire tant ? On ne le sait pas. Il meurt à Marseille en 1891 soutenu par sa sœur Isabelle qui ne l’a jamais laissé tomber et qui s’occupera de sa renommée posthume. L’aventure, c’est aussi le risque et la souffrance : pour un chercheur d’or devenu riche, combien sont morts oubliés sous un éboulement de leur mine, dans une bagarre de saloon ou sous les flèches d’Indiens vengeurs ?
A Attirant, Attachant, Amant terrible : c’est généralement ce que les collégiens retiennent le mieux d’Arthur Rimbaud, sa liaison tumultueuse avec Verlaine. Moi j’y vois une explication à son mal être et son envie constante de partir sans jamais trouver sa place. Cet Arthur en souffrance m’émeut, celui de Ma Bohême où il illustre si bien le bonheur et la difficulté d’être libre.
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal (…)
Mon unique culotte avait un large trou… » (Ma Bohême)
Ou encore :
« Si j’ai du gout, ce n’est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d’air,
De roc, de charbons, de fer. » (Faim)
Que décrit-il sinon un clochard qui a froid (il porte une idée de paletot donc tout déchiré), qui a faim et mal aux pieds (Mes souliers blessés) Mais cette misère est transcendée par le rêve, l’espoir et surtout la poésie : « Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course / Des rimes… » En même temps, il répond à cette question qui traverse les âges, « à quoi sert la poésie ? » : à sublimer le réel, à supporter ce qui est révoltant, à atténuer la souffrance par des métaphores, comme les Fleurs du Mal de Baudelaire qui sait que les plus belles roses, les plus colorées, les mieux parfumées, poussent sur du fumier. Voici donc l’Arthur Rimbaud « Parnassien » mais je dirai d’abord « romantique » au sens littéraire du mot : un héros supérieur au commun des mortels (ou en tous cas qui le croit) qui n’est pas reconnu et dont les sentiments sont à l’unisson avec la nature.
La nature justement : avec Artur Rimbaud, elle fait la leçon aux humains, étalant sa beauté et sa sérénité quand eux détruisent et tuent.
« Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
On entend dans les bois lointains des hallalis. » (Ophélie)
« C’est un trou de verdure où chante une rivière (…)
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue (…)
Tranquille. Il a deux trous rouges sur le côté droit. » (Le Dormeur du Val)
A comme Anticonformiste et même Anti tout : aujourd’hui Arthur Rimbaud porterait peut-être un gilet jaune ou ferait du rap ou s’engagerait (quoique « s’engager » n’est pas un terme qui lui convienne) dans un mouvement dur écologiste. En son temps, il aurait voulu être de la Commune de Paris mais fut récupéré à temps par sa mère. Je n’aime pas l’Arthur Rimbaud provocateur vulgaire, celui de la Vénus Anadyomène, Mes Petites Amoureuses ou Le Sonnet du Trou du Cul. Mais je reconnais qu’il n’a pas son pareil pour dénoncer la misère et l’humiliation et je ne suis pas insensible (euphémisme !) au malheur de : Les Pauvres à l’Église, Les Effarés ou Le cœur supplicié, entre autres. La poésie d’Arthur Rimbaud ne se lit pas tranquillement et confortablement ; elle se clame, se hurle, que dis-je, se gueule, dans un bois isolé ou un vaste champ, face à une montagne ou un océan. C’est ainsi que l’on entend le mieux ses onomatopées et harmonies imitatives qui arrachent de nos entrailles, nos sentiments profonds.
« Tandis que les crachats rouges de la mitraille… » (Le Mal) K, R, R… on entend fuser de toutes parts les balles et les tirs de canons.
« Lorsque sous la clarté d’un pâle réverbère
Passe une demoiselle aux petits airs charmants (…)
Tout en faisant trotter ses petites bottines… » (Roman) PPP, T, T… entendez-vous cette expression de mépris amusé du narrateur observant ce naïf garçon trop enclin à s’inventer une romance au moindre passage d’un jupon (aujourd’hui, on dirait qu’il se fait un film !) ?
A comme Actualité : on définit Arthur Rimbaud comme « voyant » mais je préfère dire qu’il est toujours capable de nous faire vibrer, nous émouvoir ou nous choquer, nous remuer, en somme. À dix-sept ans, il compose les cent alexandrins du Bateau Ivre… où il décrit toute sa vie future : une péniche sur la Meuse rêve d’océans, découvre des merveilles de la nature mais est meurtrie par les flots et les tempêtes ; elle revient à la triste réalité du mal de mer, du vomi et du naufrage. En le relisant, mon esprit impose des images très contemporaines et pas métaphoriques du tout, celles d’émigrants rêvant d’avenir qui s’embarquent sur de frêles embarcations, périssent au large ou ne trouvent qu’errance et pauvreté (une « Bohême ») en atteignant les côtes si désirées. Quant au Mal avec :
« Tandis qu’une folie épouvantable, broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant »
Comment ne pas penser à la folie de Poutine qui tue encore plus de jeunes hommes de son peuple que d’ennemis ?
Arthur Rimbaud était un rebelle et c’est ainsi qu’il faut encore le lire : sans respecter son contexte ! En le réinterprétant, il exprime encore nos épreuves, notre envie de dépasser notre quotidien. Cette courte chronique n’a donné qu’une vision rétrécie de l’œuvre d’Arthur Rimbaud mais j’espère qu’elle donnera l’envie d’en savoir plus, de retrouver ses vers et ses élans.
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Et pour aller plus loin, permettez-moi en toute immodestie, de vous proposer la lecture de quelques vers inspirés par Arthur. Les premiers constituent un recueil de poésie Réponses Choisies en lecture et téléchargement gratuits sur le site de l’Association haut-marnaise d’écrivains : en 2004, une classe de BEP (dont j’étais professeure de lettres) a remporté le premier prix d’un concours académique consacré à Arthur Rimbaud ; elle a répondu en vers à ses poésies, prouvant ainsi à quel point elle leur parlait.
Les seconds forment un sonnet acrostiche de ma composition, fait en 2020 pour un concours de la ville de Charleville-Mézières à l’occasion de l’anniversaire de la Place ducale. Il fallait inventer le poème qu’Arthur Rimbaud n’avait pas écrit, sur sa ville. Je l’ai imaginé mourant à Marseille et regrettant ses racines ardennaises. J’ai reçu le troisième prix.
À la Place Ducale… (sonnet acrostiche)
- À la Place Ducale, un jour retournerai-je ?
- Loin de mon sol natal, je pense à Charleville
- Assoupie sur la Meuse, asile trop tranquille
- Pour un enfant fugueur en mal de florilège.
- Le rêve de Gonzague, aligné sagement
- Avecque ses bourgeois, ses briques, ses boutiques
- Comme je l’ai haï et vomi de critiques
- En damnant la Daromphe* et son ordre oppressant !
- Déluge et feu d’enfer, Aden n’est pas l’Eden !
- Universel errant, ma semelle est meurtrie
- Comme il me serait bon de revoir les Ardennes !
- Arrête ton tranchant, Parque d’Abyssinie !
- Laisse-moi sur ma place amarrer ma galère !
- Et toujours révolté, j’y hurlerai mes vers !
Marseille, à l’aube du 10 novembre 1891 (Dernières paroles audibles d’Arthur Rimbaud, recueillies par la garde de nuit de l’hôpital de la Conception)
- Daromphe : néologisme d’Arthur Rimbaud enfant, pour désigner sa mère toute puissante (formé sur « daronne », mère en argot et « triomphe ».