Quand Ariane P. m’a proposé d’écrire des chroniques pour le site de l’ADILL (Association de Défense et Illustration de la Littérature de Lorraine) l’idée m’a d’emblée séduite. Le but était de présenter des auteurs de notre histoire littéraire mais de façon ludique pour les découvrir ou les redécouvrir autrement, afin d’inciter à les lire ou relire.
Les auteurs seront mis en valeur de façon alphabétique, une fois par mois, donc vingt-six écrivains, poètes ou philosophes, pendant un peu plus de deux ans. Impossible d’être exhaustive et le choix ne dépend que de mon bon vouloir : c’est une façon qui en vaut d’autres de trier parmi nos « incontournables », n’est-ce pas ? Les chroniques ne sont pas davantage complètes : elles se veulent « amuse-gueule » pas festins et encore moins orgies, autrement dit, elles visent à rappeler que nos auteurs passés ont encore tant à nous dire et à quel point ils font toujours partie de nos vies.
Littérature éternelle qui se réveille comme par magie lorsque nous replongeons dedans !
Sommaire
A comme Arthur RIMBAUD (1854 – 1891) (Effacé car seules les cinq dernières sont lisibles sur ce site)
B comme BALZAC (1799-1850) (Effacé….)
C comme CORNEILLE (1606-1684) (effacé…)
D comme DIDEROT (1713-1784) (effacé…)
E (ou É) comme Émilie du Châtelet (1706 – 1749) (effacé…)
F comme Gustave FLAUBERT ( 1821 – 1880)
G comme Edmond-Jules de Goncourt
H comme Homère
I comme IONESCO (1909 – 1994)
J comme Jean de Joinville (1225 – 1317)
(Les chroniques sont mises en ligne selon leur ordre de conception, la plus récente étant en premier. Vous ne trouverez sur cette page que les cinq dernières. Il convient donc de les lire régulièrement avant qu’elles ne soient effacées.)
J comme Jean de Joinville (1225 – 1317)
Pour les J. j’aurais pu choisir Alfred Jarry ou James Joyce mais je préfère sortir de notre moyen âge, une pépite, un homme à la destinée extraordinaire et dont l’œuvre se confond avec sa vie et ses rêves… et avec pas un « Je » mais deux, double initiale : Jean de Joinville (1225 – 1317)
J comme jeunesse
Jean de Joinville appartient à une famille de la haute noblesse champenoise mais peu fortunée. Il reste de son château quelques ruines sur une colline dans sa ville d’origine, Joinville en Haute-Marne. De sa jeunesse on ne sait pas grand-chose sinon qu’il perd très tôt son père Simon et que sa mère exerce la régence en Champagne. Comme il n’est pas l’ainé on peut raisonnablement penser qu’il était plus destiné à l’église qu’à l’armée et a reçu une éducation religieuse soignée. Mais la mort prématurée de son frère aîné Geoffroy vers 1232-1233 le met en possession de la seigneurie de Joinville ainsi que de la charge héréditaire de sénéchal de Champagne. Il appartient à la cour de Thibaut IV, comte de Champagne où il reçoit une éducation de jeune noble : lecture, écriture, rudiments de latin. C’est là qu’il rencontre celui qui donnera un sens à sa vie : Louis IX.
J comme Jérusalem
Lorsque le roi Louis IX, après un vœu prononcé pendant une grave maladie, part en croisade en 1248, Jean de Joinville décide de le suivre. Il n’a que vingt-trois ans et laisse derrière lui son épouse et deux enfants. Il reste en terre sainte et surtout en Egypte de 1248 à 1254.
Jean de Joinville est fait prisonnier avec le roi et d’autres chrétiens, au cours de la retraite qui suivit la défaite de Damiette en 1250. Le 6 mai ils sont libérés contre une rançon énorme et rejoignent la ville d’Acre.
Jean de Joinville pousse le roi à rester en Egypte. Leur vie n’a rien à voir avec les rigueurs d’un camp militaire. Il découvre une civilisation raffinée avancée sur le plan scientifique. Jean de Joinville obtient deux-mille livres de rente annuelle afin de rester à service de Louis IX. Il s’entoure de compagnons, Champenois pour la plupart, et reconstitue autour de lui un important corps de bataille. Le jeune seigneur, si modeste auparavant, mène désormais grand train. Il devient l’intime du roi, conversant avec lui, l’accompagnant dans ses expéditions, partageant son existence. Louis IX s’occupe alors de fortifier les places fortes au pouvoir des chrétiens avant de revenir en France.
J comme jouir tranquillement
De retour en Champagne Jean de Joinville s’applique à réparer les misères causées par son absence. Il vit tour à tour à Paris et en Champagne pieusement mais sans fuir les bonheurs quotidiens. En 1261, après la mort de sa première épouse Alix de Grandpré, il se marie avec Alix de Reynel dont il aura quatre fils. En 1268, le sénéchal refuse d’accompagner le roi à une nouvelle croisade. Il a raison puisque cette huitième expédition, désastreuse, voit la mort du roi à Tunis en 1270.
Fin de vie : Jean de Joinville à soixante-dix-sept ans, épouse en troisièmes noces Marguerite, fille d’Henri II, comte de Vaudrémont. Il meurt à plus de quatre-vingt-treize ans, près de cinquante ans après son roi. Ironie du sort et jeu des alliances, pour cet homme profondément attaché à sa Champagne natale : après sa mort, la maison de Joinville passe de la cour de Champagne à celle de Lorraine du fait du mariage d’un de ses fils avec une nièce de sa troisième femme. Jean de Joinville a donc, pour descendant, Claude de Lorraine… et l’actuel roi Charles III !
J comme jugement de l’histoire
On connaît deux œuvres de Jean de Joinville :
L’une est peu connue. Il s’agit d’un petit ouvrage qui atteste la profondeur de sa foi et sa culture religieuse. Il a été composé à Acre pendant l’hiver de 1250-1251 après son retour de captivité, intitulé Li romans as ymages des poinz de nostre foi. C’est un commentaire du Credo.
L’autre, par contre a fait la gloire de son auteur : Jehan de Joinville est le chroniqueur et biographe du roi Louis IX. Le livre des saintes paroles et des bons faiz nostre roy saint Looÿs est un recueil de souvenirs qui met en valeur les vertus de son bien-aimé souverain. La composition de la Vie de saint Louis est complexe car le récit ne suit pas la chronologie des événements. Il est conçu comme un triptyque : le début évoque les premières années du règne tout en ajoutant des exemples et anecdotes sur le roi afin de démontrer sa sainteté ; dans la partie centrale sont racontés le séjour outre-mer, la croisade malheureuse qui aboutit à la perte de Damiette et le rôle joué par le roi dans le royaume de Jérusalem ; enfin dans une dernière partie, Jean de Joinville mêle le récit des dernières années de son règne, sa mort, sa canonisation et des témoignages édifiants. Ainsi l’auteur de la Vie de saint Louis construit-il une image superbe de la sainteté du roi.
La biographie tend à l’hagiographie, non sans une certaine naïveté. La simplicité et la sincérité des propos, le ton familier pour évoquer des scènes quotidiennes ou pour faire surgir des souvenirs personnels, font le charme de ce livre.
L’ouvrage a été composé par le sénéchal de Champagne à la fin de sa vie, à la demande de Jeanne de Navarre, reine de France, vers 1303. Mais elle meurt en 1305 avant que le livre soit achevé. Il est donc dédicacé à son fils, le futur Louis le Hutin en octobre 1309 et prend une dimension didactique : Jean de Joinville propose en exemple le récit du règne et de la vie de Louis IX, à ses successeurs.
Son œuvre a marqué notre histoire comme notre littérature
D’une part, des extraits (écrits avant la version finale) ont permis la canonisation de Louis IX prononcée en 1297 par Boniface VIII. À partir de 1271, la papauté mène une longue enquête à son sujet. Comme Joinville a été l’intime du roi, son conseiller et son confident, son témoignage en 1282 est très précieux pour les enquêteurs ecclésiastiques. Pour être canonisé, une vie très sainte ne suffit pas, il faut avoir accompli au moins un miracle. Jean de Joinville témoigne d’une anecdote significative : sur la mer où les bateaux ont été séparés, un marin ne sachant pas nager tombe à l’eau. Il pense alors fortement au roi ce qui le maintient à la surface et miracle, arrive alors un autre bateau qui le récupère.
D’autre part, Jean de Joinville est considéré comme le premier chroniqueur de notre littérature. Cela veut dire qu’il relate des événements réels auxquels il a participé. Mais il ne s’agit pas à proprement parler d’un ouvrage historique : il n’a pas le recul et la rigueur scientifique exigés pour un historien. Pas de journalisme avant l’heure non plus car il y raconte des anecdotes dont il a été témoin et n’hésite pas à se mettre lui-même en scène et exprimer son vécu. Il esquisse ainsi son propre portrait : très pieux mais non saint, avec un esprit curieux, de l’indépendance et du franc parler. Son attachement profond pour son pays natal, le royaume de France bien sûr, mais surtout pour la Champagne, donne l’une des clefs de cette subjectivité : avec Jean de Joinville, l’histoire du royaume de France et de la croisade à laquelle il a participé, sont inséparables de l’histoire de la Champagne.
Pour aller plus loin :
On peut s’intéresser aux chroniqueurs qui ont suivi Jean de Joinville : Jean le Bel, le Liégeois (1290 – 1370) et Jean Froissard (1337 – 1410). Eux aussi racontent une guerre, celle de cent ans. Ils mêlent des faits réels auxquels ils ont assisté voire participé, avec des commentaires personnels : de quoi découvrir la vie des preux chevaliers de cette époque. Pour le peuple par contre… heureusement que par la suite les historiens s’en occuperont !
Pour comprendre l’attachement de Jean de Joinville à sa Champagne natale, rien de mieux que d’aller se promener dans son village natal : Joinville en Haute-Marne. Il ne reste que quelques ruines de son château en haut de la colline qui surplombe le village mais les petites rues aux maisons anciennes méritent une promenade. À noter qu’il existe encore un château à Joinville, près du bief qui arrose la ville mais il est postérieur au chroniqueur et présente un exemple d’architecture de la Renaissance.
I comme IONESCO
Pour les « I », je n’ai pas vraiment le choix car ce n’est pas un début de nom fréquent dans la littérature française. Même en jouant sur les prénoms, je n’en vois pas beaucoup, du moins pas assez d’auteurs qui ont innové au point de marquer notre histoire littéraire. Heureusement, là encore, comme pour Homère, la culture n’a pas de frontières. Côté norvégien je trouve le dramaturge Henrik Ibsen (1828-1906) qui accompagne la modernité et illustre les changements familiaux. Mais je lui préfère un natif de Roumanie qui se fait naturaliser Français, révolutionne notre théâtre et finit Académicien :
I comme Eugène Ionesco (Satlina, Roumanie 1909 – Paris 1994)
I comme intermittent
La Quête intermittente est le titre qu’Eugène Ionesco donne à son autobiographie publiée par Gallimard en 1987. Il débute sa vie et se forme entre deux pays, deux mondes différents entre lesquels il va et vient. Il nait en Roumanie, sous le nom d’Eugen Ionescu, d’un père roumain et d’une mère française. Mais il arrive très tôt en France où son père achève son doctorat de droit. En 1916, lorsque la Roumanie entre dans le conflit mondial, celui-ci retourne à Bucarest laissant et délaissant femme et enfants. En 1922 après son divorce et remariage, il obtient la garde de ses fils et fille. Voici Eugène de nouveau en Roumanie qu’il quitte sans regret en 1926 pour rejoindre sœur et mère en France. Il étudie la littérature française à l’université et fait une brève carrière de professeur de Français à Bucarest où il se marie en 1936. Il compose quelques poèmes et publie quelques écrits qui le placent dans l’avant-garde roumaine. Il se fixe définitivement en France en 1942 et est naturalisé en 1950. À partir de cette date, sa vie se confond avec son œuvre. Il est élu à l’Académie française en 1970. Il meurt en 1994 couvert de distinctions et de récompenses internationales.
I comme Innovateur
Eugène Ionesco a écrit un roman (Le Solitaire 1973), des Contes pour Enfants de moins de trois ans (1976) et quelques écrits de jeunesse comme Hugoliade et Non. Mais c’est par son théâtre qu’il a marqué notre littérature.
Le vingtième siècle est celui de toutes les innovations, voire révolutions en littérature et plus généralement en art : dadaïsme, surréalisme, nouveau roman… tout est sujet à métamorphoses et découvertes. Le théâtre, en outre, doit se confronter à un rival populaire qui aurait pu l’écraser complètement s’il ne s’était pas renouvelé : le cinéma. Difficile dans ce contexte de maintenir l’attention du spectateur avec juste une intrigue, aussi passionnante soit-elle. Ionesco relève le challenge : le plus important dans ses pièces n’est pas l’enchainement des faits mais le langage ou plutôt la non communication. Loin de fuir les clichés et les stéréotypes, il les accumule. Il joue aussi sur la dissonance entre les répliques, les gestes et les sons qui n’ont plus de liens entre eux : par exemple, dans La Cantatrice chauve, lorsque la pendule sonne dix-sept coups, l’acteur dit « il est neuf heures ».
Les personnages sont secondaires, dépassés par les objets qui avant Ionesco, n’étaient qu’accessoires : un cadavre qui se met à grandir (Amédée), des chaises qui s’accumulent (Les Chaises), des morts qui s’entassent (La Leçon), des rhinocéros qui se multiplient (Rhinocéros), une mariée qui pond des centaines d’œufs (L’Avenir est dans les œufs).
Le registre lui aussi n’a plus de sens. Le théâtre classique séparait drastiquement comique et tragique ; le Romantisme au nom du réalisme, les fait cohabiter dans une même scène ; Ionesco, lui les confond : ces farces sur la vanité des relations humaines laissent un goût amer qui plonge le spectateur dans le tragique d’une vie sans but ni sens.
« Le comique étant l’intuition de l’absurde, il me semble plus désespérant que le tragique. Le comique n’a pas d’issue » (Ionesco in Notes et contre-notes)
Pas étonnant que l’on définisse le théâtre de Ionesco comme celui de l’Absurde.
I comme iconoclaste
Pour sa première pièce La Cantatrice chauve, Ionesco bouleverse le théâtre et prend le contre-pied de tout ce qui était représenté avant lui : le titre n’a rien à voir avec l’intrigue qui d’ailleurs n’existe pas ; les personnages Smith et Martin sont n’importe qui, ils parlent pour ne rien dire, sans communiquer entre eux, enchainant les phrases sans logique semblant tirées d’une méthode d’apprentissage de langues étrangères de l’époque (méthode Assimil). Dans cette farce où le langage tourne à vide, le comique côtoie le tragique. On a défini cette œuvre comme une anti-pièce ou une tragédie du langage. Elle attire peu de spectateurs à sa création mais reçoit le soutien des amateurs de l’avant-gardisme. Reprise en 1957 au théâtre de la Huchette dans le quartier latin parisien, elle est jouée depuis régulièrement (avec seulement une interruption pendant mai 1968). Elle est aussi la plus étudiée de notre répertoire dramatique.
I comme idées
Même le non-sens acquiert une signification : Eugène Ionesco dénonce le conformisme qui touche toutes les classes de la société. Surtout, lui qui dans les années 1930 avait vu en Roumanie la montée du fascisme, il témoigne de cette hystérie collective qui saisit les peuples et les conduit au totalitarisme : comme cette « rhinocérite aigüe » qui se répand en ville puis dans le monde et transforme les humains en des bêtes sauvages. Faut-il pour autant faire de Ionesco un idéologue ? Certainement pas ! Il le refuse ce qu’il appelle « le théâtre à thèse » de Berthold Brecht ou Jean-Paul Sartre et qui fait passer l’idée avant la création. L’art est dans la surprise et non dans une tribune qui « impose des réponses avant de poser des questions » (Ionesco in : Notes et contre-notes) « J’espère que mon théâtre a plus d’humour que de polémique » (ibid.)
I comme interprétations
Le théâtre d’Eugène Ionesco représenté dans de petites salles du quartier latin parisien dans les années cinquante a conquis les surréalistes comme Breton, Queneau, Tardieu puis des critiques comme Alain Robbe-Grillet. Son audience s’est élargie au point de devenir internationale. On l’étudie dans les facultés et on le joue toujours, tant en Europe qu’aux États-Unis. En 1990 son Théâtre complet est entré dans la prestigieuse bibliothèque de la Pléiade.
Ce succès tient évidemment à la nouveauté, l’originalité et l’audace de ses pièces mais aussi au soin que Ionesco a apporté à leur diffusion et à leur explication.
D’une part, il était très rigide à propos des mises en scène, refusant toutes les coupures ou les aménagements, multipliant les didascalies pour ne laisser aucun libre arbitre aux metteurs en scène. On soutient parfois qu’il y a deux créateurs pour une pièce : l’auteur du texte et le metteur en scène. Ionesco va rigoureusement à l’encontre de cette affirmation : il est et tient à rester l’unique concepteur de ses œuvres. Ainsi, au fil du temps, ont-elles gardé toute la force et les effets de surprise voulus au départ.
D’autre part, Ionesco est l’auteur d’essais où il explique ses desseins et impose sa vision du théâtre : Notes et contre-notes (1962), Journal en miettes (1967), Présent passé, passé présent (1968), Découvertes (1969), Entretiens avec Claude Bonnefoy (1966) et Entre le rêve et la vie (réédition des Entretiens… en 1977) Il me fait penser à ces tableaux monochromes et autres œuvres surprenantes dont l’intérêt essentiel réside dans le discours de leur créateur : il explique qu’un urinoir accroché au mur ou un balai et un seau au milieu d’une pièce vide, sont des manifestations géniales d’une idée existentielle du monde, de l’humanité et de la vie. C’est peut-être vrai après tout ? Une cuvette et un pot de chambre en émail du dix-neuvième siècle ne sont-ils pas devenus des pièces de collections que l’on expose volontiers dans son intérieur ? Quoi qu’il en soit, les pièces de Ionesco ont marqué leur époque et traversent le temps sans prendre une ride, témoignant toujours avec la même originalité de l’absurdité du conformisme et de toutes les formes de totalitarisme.
Pour aller plus loin :
Certes l’idéal serait d’aller au théâtre de la Huchette à Paris… mais sur internet on peut trouver des interprétations plus ou moins pirates des pièces les plus connues d’Eugène Ionesco. Parmi elles, Rhinocéros, qui fut jouée pendant un an à La Comédie de Reims. La vidéo s’est multipliée comme par magie pour atterrir dans toutes les classes de lycée en France et à l’étranger. Certes des droits d’auteur ont été perdus, mais quel succès ! Il faut parfois choisir entre la juste rémunération de son travail ou une célébrité qui défie le temps et les frontières !

Pour chroniquer un de nos incontournables de la littérature française commençant par H, un nom s’imposerait d’emblée : Victor Hugo ! Un monument qui a écrit des centaines de milliers de pages, certaines géniales, d’autres plus communes et pour la plupart, très touchantes. Le guide suprême des extraits à étudier, voire à apprendre par cœur, des établissements scolaires depuis le dix-neuvième siècle jusqu’à nos jours, des comptines de la maternelle aux dissertations savantes post bac ! C’est tellement facile et évident… que cela me dérange un peu. J’aime un tantinet d’originalité et la profusion de nos talents littéraires me permet des détours inattendus. En outre, j’ai déjà présenté plusieurs écrivains du dix-neuvième siècle et recommencerai sans doute encore : je n’ai de ce fait, pas envie d’en rajouter un tout se suite, notre littérature ne se limitant à un seul siècle.
Encore faut-il trouver l’équivalent d’un monstre aussi sacré qu’Hugo ! Huymans, Hoffman voire Hitchcock ne sont pas dénués d’intérêt mais ont du mal à faire le poids. C’est alors que je me dis qu’un auteur incontournable de notre littérature française n’est pas forcément un natif de l’hexagone qui écrit dans la langue de Molière et s’inspire uniquement de nos clochers locaux. L’art n’a pas de frontières géographique ou temporelle.
Je choisis donc un autre monument sur lequel repose notre culture, avec un H comme Homère (VIIIe siècle avant notre ère ?)
H comme un bel Hellène :
J’extrapole un peu en écrivant « bel » car, en fait, on ne sait pas grand-chose du physique d’Homère, les sculptures le représentant lui étant postérieures d’au moins deux siècles. Et quand j’écris « pas grand-chose », comprenez que nous sommes à la limite d’un vide sidéral.
Serait-il pour autant « Hellène », autrement dit grec ? Peut-être. Plusieurs villes égéennes se disputent le privilège d’être son lieu de naissance. Homère aurait commencé sa vie à Smyrne (aujourd’hui à Izmir, en Turquie), vécu à Chio et serait mort à Ios, l’une des îles des Cyclades, au huitième siècle avant notre ère.
Son nom nous donnerait-il des précisions ? Homère signifierait « aveugle » mais aussi « otage » ou « celui qui suit ». Aurait-il été un prisonnier de guerre amené en Grèce pour y chanter ses vers ? Mystère total. Serait-il aveugle, de naissance ou par maladie ? La cécité est souvent attribuée aux poètes et devins car cet handicap aurait permis de stimuler la mémoire et passait même pour un don des muses : elles enlevaient la vue pour rendre les chants plus doux et l’inspiration plus profonde. L’antiquité représente donc communément un poète comme un aveugle, mais rien ne prouve que ce fut le cas d’Homère.
Huit biographies dont certaines sont faussement attribuées à Plutarque et Hérodote, ont été écrites avant notre ère sans donner plus de certitudes, bien au contraire puisque la légende s’en mêle. Homère serait natif d’Ithaque et fils de Télémaque (donc petit-fils d’Ulysse) ; ou son véritable nom serait Mélesigénès, né du dieu fleuve Mélès et de la nymphe Créthéis. On le dit aussi cousin d’Orphée.
La langue d’Homère est archaïque même par rapport au VIIIe siècle avant notre ère et emprunte des mots de différents dialectes ce qui laisserait supposer qu’il ne fait que reprendre des chants plus anciens et de différentes origines ; vaste débat qui a conduit au dix-septième siècle à la « question homérique » qui n’a pas été résolue et à propos de laquelle je renonce à prendre parti.
Par contre, il est sûr que, s’il a existé, Homère était un « aède » autrement dit un poète, qui voyageait entre les cités grecques pour y chanter ses vers, accompagné d’une lyre. Nulle œuvre ne fut autant reprise, chantée et écoutée que la sienne. Dès le VIIe siècle circulent en Grèce, des groupes d’« homérides », dont les plus connus étaient ceux de l’île de Chio, qui se déclaraient ses descendants. L’œuvre se répand dans tout le monde grec. Vers 540 avant J.-C., à Athènes, sous le gouvernement de Pisistrate, les textes homériques auraient été « publiés », avec l’obligation de les réciter en entier aux Grandes Panathénées, les plus importantes festivités rituelles de la cité. Homère devient dès lors le poète par excellence et occupe une place capitale dans l’éducation grecque : les enfants apprenant à lire et répéter à haute voix les plus beaux passages de ses œuvres.
H comme Héros
Homère est principalement connu comme auteur de l’Illiade et l’Odyssée : divisées chacun en vingt-quatre chants, appelés rhapsodies (œuvres d’un rhapsode, sorte de barde itinérant) par les Anciens. Elles constituent le plus vaste ensemble de la littérature grecque, un peu moins de 16 000 vers pour la première et un peu plus de 12 000 pour la seconde.
Chacune met en valeur un « héros », un surhomme, mi-mortel, mi-dieu, doué d’un attribut supérieur à la moyenne des humains : une force exceptionnelle pour Hercule par exemple. Dans l’Illiade, il s’agit d’Achille normalement immortel puisque sa déesse de mère l’a trempé dans le Styx infernal à sa naissance… mais aussi divine qu’elle ait été, elle n’en était pas plus futée pour autant ! Elle tenait son fils par le talon et n’a pas pensé, cette sotte, à mouiller aussi cet élément corporel. Il devint donc son point faible qui entraina plus tard sa perte. Dans L’Odyssée, c’est Ulysse et sa ruse exceptionnelle qui lui permet de venir à bout de tous les pièges que l’imagination fertile de dieux, met sur sa route. Il est en outre, un séducteur auquel ne résistent pas des maitresses femmes aussi importantes que lui comme la magicienne Circé, la reine de Carthage Didon et la nymphe Calypso dont il a d’ailleurs deux enfants pendant que sa fidèle épouse Pénélope tisse et détisse une toile en l’attendant : la Grèce antique n’est pas connue pour sa parité homme-femme !
L’Illiade et l’Odyssée sont deux œuvres dissemblables bien que l’une apparaisse comme la suite de l’autre. La première est centrée sur un court épisode de la guerre de Troie, dans un seul lieu, sous les remparts de la cité assiégée par les Grecs : la colère d’Achille. D’abord il refuse de combattre parce qu’on lui a retiré la captive passionnément aimée ; finalement il se livre à un combat titanesque lorsque son ami a été tué. La seconde raconte le retour contrarié d’Ulysse sur son ile d’Ithaque après la chute de Troie. Elle est conçue comme une longue errance à travers une suite d’épisodes dans des lieux très différents et qui s’enchainent sans forcément de liens entre eux.
Homère est également l’auteur d’un récit satirique : la Batrachomyomachia ou « la bataille des grenouilles et des rats » une parodie de l’Illiade. On lui attribue aussi Margitès, un poème comique qui présente un parfait abruti ignorant même qui de son père ou de sa mère, l’a mis au monde. L’aède nous a, en outre, légué une collection de courts hymnes connus sous le nom de Hymnes homériques.
H comme héritage
Mais alors, pourriez-vous m’objecter, pourquoi ressortir des limbes de Chronos, un poète aussi vieux et dont l’existence n’est même pas assurée ? Pourquoi inclure dans notre histoire littéraire un auteur qui ne parlait pas notre langue et n’a jamais pu supposer que la France existerait un jour, des siècles après lui ? Tout simplement parce qu’il en est un des deux piliers fondamentaux !
Homère en effet invente le genre épique, l’épopée qui raconte les exploits d’un héros. Sans lui, pas de Superman ou de Goldorak, ni même de Perceval ou de Père Goriot ! Mais il crée aussi les premières comédies connues. Du récit de la guerre de Troie à nos jours, une infinité d’artistes, des écrivains mais aussi des peintres et des cinéastes, s’en sont inspiré. Virgile, Voltaire, Montesquieu entre autres ou Victor Hugo se réfèrent à Homère. On peut évoquer également le roman Ulysse de James Joyce ou Les Ailes du Désir, film de Wim Wenders et pourquoi pas un dessin animé dont l’action se situe dans l’espace, Ulysse 31. Certes on peut lire ou regarder ces œuvres sans remarquer les références à Homère mais c’est passer à côté de développements qui amène notre esprit à créer des liens entre les créations et les époques, ce que l’on appelle plus simplement : la culture. On peut citer « les pourceaux de Circé, le talon d’Achille, la voix de Stentor, les chants de sirènes, passer de Charybde à Scylla etc… » sans comprendre de quoi il s’agit mais n’est-il pas plus jouissif de se représenter en même temps la colère d’Achille ou les pérégrinations d’Ulysse ?
On l’aura compris, Homère n’est pas seulement un incontournable de notre littérature mais un fondement de la culture européenne.
Et pour aller plus loin :
Si ce n’est déjà fait, il convient de se plonger dans les récits de l’Illiade et l’Odyssée, où il est question de vie, de mort, de jalousie, d’amour passionné, de rêves et de réalité, bref, tout ce qui fait le caractère de l’humain à travers les âges. Mais comme on avance moins vite à cloche pied que sur deux jambes, pourquoi ne pas aussi faire reposer nos connaissances sur l’autre fondement de notre culture européenne : la Bible.

G comme Edmond-Jules de GONCOURT
Edmond : Nancy 1822, Champrosay (Essonne) 1896
Jules : Paris 1830, Paris 1870
Oserai-je G comme «G » le choix ? Giraudoux, Ghelderode, Gautier, Gracq, Green et bien sûr, Gide et Goncourt ; les célébrités en G. ne manquent pas. Conformément au dessein initial de ces chroniques, je ne vais garder qu’un écrivain qui a innové et marqué la littérature, autrement dit un des plus « incontournables » de nos nombreuses célébrités. Pour réduire le choix, je réemploie ce petit truc personnel : lesquels ont laissé un adjectif dans notre langue française ? Restent donc : Gide/gidien et Goncourt/goncourable.
Si je choisis subjectivement, il n’y a pas photo. Je me souviens encore, lorsqu’à dix-sept, alors toute jeune étudiante, je m’étais plongée dans les Faux-Monnayeurs d’André Gide : une double révélation tant littéraire que sensuelle ! Je frissonne encore en pensant aux descriptions osées de corps de jeunes hommes où l’auteur exprimait ses désirs et savait les communiquer. À côté, la répugnante agonie de Germinie Lacerteux décrite par les frères Goncourt, ne peut rivaliser en sensations agréables. Néanmoins il faut savoir trancher entre plaisir et devoir. Je choisis donc Edmond-Jules avec un G comme Goncourt.
Bien évidemment, Jules et Edmond sont distincts mais si liés qu’ils se sont eux-mêmes dénommés « Juledmond » dans leur journal. L’image d’une fratrie indissoluble a perduré après la mort prématurée du plus jeune. Il m’arrivera donc souvent dans cette chronique, de garder cette appellation mais plutôt sous la forme d’Edmond-Jules. En effet l’ainé a vécu trente-cinq ans de plus que son frère et lui a survécu pendant vingt-six ans. De ce fait il a écrit bien davantage, ce qui explique que je le place en premier.
G comme Gémeaux et Gentilhommes… ou presque…
En fait Jules et Edmond ne sont pas jumeaux ou gémeaux puisqu’ils ont huit ans d’écart. Néanmoins, toute leur vie, ils restent indivisibles. Leur fraternité se renforce avec les décès précoces de leur père et de leur jeune sœur (morte du choléra). Leur mère connait le même sort en 1848 (Edmond a donc vingt-six ans et Jules seulement dix-huit), laissant deux fils riches mais dévastés et profondément liés l’un à l’autre. Ils ne se quittent plus, ne construisant pas de famille personnelle. Ils partagent même un temps, la même maitresse, Maria, à partir de 1858 ce qui n’est pas forcément une bonne idée puisque Jules meurt à trente-neuf ans de syphilis. Reste leur littérature à quatre mains… puis à deux. À la mort de Jules en 1870, Edmond continue leur œuvre dite commune.
Si Edmond et Jules ne sont pas gémeaux, en sont-ils pour autant de vrais gentilhommes, autrement dit, nobles ? Légalement, oui, mais récemment. Sous l’ancien régime, il ne faut pas croire que le peuple, surtout celui des campagnes, aspire à la liberté, l’égalité et la fraternité. Dès qu’on est un peu aisé, on cherche plutôt à entrer dans la caste aristocratique. C’est ce qu’accomplit leur arrière-grand-père, Antoine Huot (1753, 1832), officier des eaux et forêts à Bourmont, à l’Est de l’actuelle Haute-Marne. En 1786, il acquiert une modeste propriété dans le village de Goncourt qui se situe quelque part à la frontière ce que l’on appelle désormais le département des Vosges dans le Grand-Est. Cette commune de moins de trois-cents habitants (officiellement 259 en 2016) rattachée administrativement à Bourmont, s’enorgueillit du titre de « village littéraire ». On peut y voir… une mairie, une église, des granges traditionnelles avec un linteau en arc de cercle, une salle d’exposition avec la collection complète des prix Goncourt… autrement dit pas grand-chose. Mais cet achat permet à monsieur Huot de se faire appeler « seigneur de Goncourt. »
Le petit-fils d’Antoine, Marc-Pierre Huot de Goncourt s’illustre ensuite dans les guerres napoléoniennes et reçoit la légion d’honneur. Il assure ainsi à ses fils une excellente instruction : lycée Henri IV pour Edmond puis lycée Condorcet pour les deux frères. Elle permet à l’ainé de devenir comptable. Mais on sait avec Maupassant et Verlaine entre autres, que la bureaucratie n’est pas un réservoir d’inspiration artistique. À la mort de leur mère, Jules et Edmond décident de se consacrer totalement à la littérature.
Voici donc les deux frères confortablement installés dans leur hôtel particulier parisien comme romanciers, journalistes, historiens, critiques d’art, scénaristes, diaristes… Ils y tiennent salon, rencontrent les personnalités de leur temps, s’imprègnent des histoires mais aussi des rumeurs qui circulent, connaissent quelques succès littéraires, par leurs romans mais aussi leur théâtre. Très sûrs d’eux et de leur supériorité sociale, ils s’offrent le luxe de dire ce qu’ils veulent à propos des bas-fonds comme des diners mondains, sans épargner personne… et ne se font pas que des amis. Ainsi, dans un article de la revue L’Éclair, ils osent se moquer de la maitresse du cousin de Napoléon III. Le substitut au procureur les accuse d’être des « gens sans foi, ni loi, ni famille, des sacripants sans mère, ni sœur, des apôtres d’immoralité bons à mettre en lieu sûr ». Mais ces bourgeois à particule ne sont pas des marginaux comme Baudelaire et le procès se termine juste par un blâme.
G comme Geisha
En plus de la littérature, Edmond-Jules de Goncourt sont de grands collectionneurs dès leur adolescence (vers 1838). Ils augmentent énormément mais aussi judicieusement, cet ensemble d’objets décoratifs, petits meubles et estampes, en devenant maitres dans la technique de chiner. Ces orléanistes convaincus, nostalgiques de l’ancien régime, apprécient l’art décoratif du XVIIIe siècle puis s’orientent dès 1860 vers les créations asiatiques. Ils sont en cela des précurseurs puisque le « japonisme » devient très à la mode notamment avec l’exposition universelle de 1867.
Cette passion influence l’œuvre des deux frères qui rédigent de nombreux articles sur l’art et les créateurs : Salon de 1852, L’art en 1795 (1854), La Peinture à l’exposition de 1855, La philosophie de Watteau, Une Vie de Graveur, L’Art du dix-huitième siècle (1859-1875, en douze fascicules), Petits maîtres français du dix-huitième siècle (1857)… Edmond quant à lui, se pose comme propagateur de l’art japonais avec notamment deux livres de référence : L’Art japonais du XVIIIe siècle, Hokusai et Outamaro, Le peintre des maisons vertes.
Cette collection leur attire l’intérêt, voire l’estime d’artistes comme Rodin ou de personnalités comme Louis II de Bavière. Elle constitue aussi un énorme patrimoine.
G comme Greffier
On classe les romans d’Edmond-Jules dans le registre « naturaliste ». Les deux frères sont effectivement proches d’Émile Zola qui en est l’initiateur. C’est d’ailleurs cet écrivain qui fait le brillant éloge funèbre d’Edmond et le reconnait comme écrivain exceptionnel de la forme littéraire qu’il a lui-même fondée. Il s’agit d’une sorte de réalisme qui ambitionne d’exposer les rouages de la société pour en tirer des règles permettant d’agir sur son évolution. Le but est quasiment scientifique et la méthode rigoureuse : le style idéal est celui d’un constat d’huissier qui s’en tient aux faits, les décrit avec précision, sans tabous, y compris dans ses aspects les plus sordides. Il bannit de ce fait, toute remarque personnelle et allusion sentimentale. Disons-le franchement, les Goncourt ne sont pas des rigolos !
Germinie Lacerteux (1865) en est une excellente illustration. Ce roman obtient un grand succès tant en éloges qu’en critiques. Il s’inspire de la double vie de la servante de deux frères, Rose Malingre : violée par son premier patron, elle tombe amoureuse d’un jeune dépravé pour qui elle dépense toutes ses économies. Elle en a une fille qui meurt prématurément, se retrouve couverte de dettes et obligée à voler. Lorsque son amant l’abandonne, elle sombre dans l’alcool et la débauche. Elle meurt d’une pleurésie contractée à l’attendre sous la pluie. Elle est enterrée sans croix ni inscription. Zola enthousiaste, déclare que ce récit d’une tranche de vie fait entrer le peuple dans le roman. D’autres parlent de « littérature putride ».
Sœur Philomène (1861) est aussi un bel exemple de cette forme littéraire, résultat d’une enquête précise d’autant plus intéressante qu’Edmond-Jules sont des agnostiques et ignorent totalement le monde médical. Leurs recherches approfondies leur permettent de donner des détails réalistes sur ce milieu et sur leur héroïne névrosée. C’est un témoignage poignant sur la médecine et le sort des malades pauvres dans un couvent au dix-neuvième siècle.
Edmond en 1877 publie La Fille Élisa, ou la déchéance d’une fille de la campagne qui se prostitue en ville, en vient à commettre un crime et est condamnée. Aucun affect : le lecteur est en position de témoin qui observe des faits. En est-il neutre pour autant ? Certainement pas. Les éléments présentés sont suffisants pour comprendre le cheminement psychologique d’Élisa, son désir d’être aimée, son sentiment de trahison et les ressorts qui la conduisent à commettre l’irréparable. Le témoin devient donc un juge qui analyse le dossier avant de donner son verdict. Aujourd’hui, à partir des éléments bruts, il comprendrait sans doute la détresse de la meurtrière, verrait en elle une victime autant qu’une criminelle et lui trouverait des circonstances atténuantes, contrairement au procureur du dix-neuvième siècle qui la condamne à mort. Cette écriture blanche et froide de Goncourt traverse donc les âges et permet une interprétation évolutive.
On l’aura compris, Edmond-Jules, célibataires endurcis, ne dessinent pas de portraits flatteurs des femmes. Quand elles ne sont pas pauvres et prostituées, elles gagnent leur vie dans la débauche en étant les maitresses des grands de leur monde : Les Actrices (1856, petit roman galant), Les Maîtresses de Louis XV (1860), Henriette Maréchal, Histoire d’une Chute (pièce de théâtre sur une relation adultérine), La Duchesse de Châteauroux et ses Sœurs (1879)…
Seule la reine de France et les femmes de l’aristocratie du XVIIIe siècle, échappent à la plume acerbe des antirévolutionnaires avec : Histoire de Marie-Antoinette (1858), Les Femmes au dix-huitième Siècle…
G comme Graveleux
L’œuvre la plus connue d’Edmond-Jules (et peut-être la moins lue d’ailleurs) est leur Journal ou Mémoires de la Vie Littéraire : neuf tomes qui couvrent la période allant de 1851 à 1895 (d’abord écrit à quatre mains puis continué par Edmond après la mort de Jules). C’est un ensemble de notes et de réflexions sur des sujets variés, au gré des auteurs : remarques sur leur santé et notamment sur l’évolution de la maladie de Jules, rapports avec la critique et la censure de la troisième République et du second Empire, récits de succès et d’échecs, surtout au théâtre, propos entendus dans les dîners mondains et les salons, sur les célébrités, démêlés avec des auteurs comme Guy de Maupassant qu’Edmond n’aimait pas… Ces témoignages leur voudront le titre peu enviable de « Langues de vipères ».
Si les phrases peuvent être elliptiques, Edmond-Jules s’autorisent à créer des néologismes lorsqu’ils en éprouvent le besoin, pour mieux se faire comprendre : ils sont : « anecdotiers » et amateurs de « jolités » ; les abonnés du Figaro sont des « Figarotins » ; ils qualifient certains de leurs contemporains de « lècheculatif », « criticule »… Certaines de leur trouvailles sont d’ailleurs entrées dans notre vocabulaire : « réécriture », « américanisation », « déraillement », « informulé », « foultitude », « scatologique »…
Cet enrichissement de la langue française, (n’est-ce pas d’ailleurs un des buts de la littérature ?) est plutôt sympathique. Par contre, on trouve dans ce Journal des idées et des réflexions qui le sont moins pour rester diplomates et ne pas dire que certains passages sont franchement puants ! Nous avons vu précédemment que Edmond-Jules étaient misogynes, médisants et réactionnaires. Ils détestent en vrac : la République, la foule, le socialisme, les parvenus, le peuple jugé trop vulgaire pour apprécier l’art, les croyants pratiquants, la Bohème… Edmond se réjouit du massacre des Communards et les deux frères expriment des relents d’homophobie et d’antisémitisme. On comprend mieux pourquoi, en dépit de la célébrité de leur nom, leurs écrits passent mal, voire sont ignorés, des programmes scolaires !
G comme Gloire
Mal fréquentables les Goncourt ? Certes… mais universellement et éternellement connus par ce qui est peut-être un autre de leurs défauts : le manque d’esprit de famille (en dehors d’eux deux, bien sûr). Ils n’ont pas destiné leur fortune à gonfler les comptes de leurs proches qui contesteront en vain leurs dernières volontés. Le testament d’Edmond crée l’Académie Goncourt dont la trésorerie sera alimentée par la vente de la riche collection d’œuvres d’art des deux frères et par leurs droits d’auteurs.
Le but est d’agir à l’inverse de l’Académie française qui récompense des écrivains célèbres. Il s’agit d’aider de jeunes talents qui recevront une pension annuelle de six-mille francs et pourront ainsi se consacrer totalement à l’écriture. La somme symbolique que reçoivent aujourd’hui les lauréats ne leur permettent plus de vivre de leurs rentes mais ce prix constitue les plus glorieux de la littérature française, assure des ventes exceptionnelles et une célébrité immédiate… quoique… pas forcément durable car tout le monde n’est pas capable de citer spontanément dix prix Goncourt. Néanmoins, ces volumes trônent bien en vue dans les bibliothèques privées.
Pour aller plus loin
N’est-il pas temps de se plonger enfin dans une œuvre des Goncourt ? les plus caractéristiques sont est sans doute Germinie Lacerteux et Renée Mauperin mais je recommanderais bien aussi La Fille Élisa, roman court, facile à lire et qui illustre le talent de l’auteur et le registre naturaliste. Le Journal mérite un détour mais à lire néanmoins avec un recul critique.
On peut aussi faire un vrai détour physique sur la frontière entre Vosges et Haute-Marne pour découvrir le célèbre village éponyme, ignoré des routes et des foules. Enfin, sur le site de l’Association haut-marnaise des écrivains, les frères Goncourt sont présentés selon un autre point de vue avec des extraits de l’œuvre sur la page (cliquez sur les mots en bleu)
Ceci dit, si cette chronique ne vous incite pas à vous plonger dans les affres et les méandres d’une œuvre unique et immense, il reste André Gide dont j’ai parlé dans mon introduction. Rien à voir avec Goncourt mais il se pose en promesse de moments délicieux (un peu pervers néanmoins, à l’occasion) si on sait lire au second degré, avec par exemple : Les Caves du Vatican quand un mauvais protestant se moque des bons catholiques ; l’hypocrisie faite homme avec La Symphonie Pastorale quand un pasteur tyran domestique se décrit comme un saint ; et bien sûr, Les faux-Monnayeurs, un monument littéraire écrit selon plusieurs points de vue où le lecteur prend la place d’un auteur omniscient en sachant tout des actions et des personnages, mais sans pouvoir agir dessus ce qui est savoureusement un peu frustrant. André Gide n’a pas obtenu le prix Goncourt mais le Nobel de la littérature ce qui est encore mieux ! Finalement j’aurais peut-être dû lui consacrer cette chronique littéraire alphabétique !

F comme Facettes littéraires multiples
J’aurais pu dire aussi : F comme fan de littérature tant Gustave Flaubert lui a voué sa vie. Dès sa prime jeunesse il veut être écrivain. Avant même d’obtenir le baccalauréat il rédige dans le genre romantisme noir de l’époque : des contes fantastiques et philosophiques, des récits historiques et d’autres autobiographiques. Vivre de sa plume est d’ailleurs, en ce milieu du dix-neuvième siècle, une ambition très raisonnable. Après la Révolution française et le développement de l’instruction publique obligatoire (même si elle n’est pas encore gratuite et laïque) la jauge des lecteurs potentiels s’est fortement agrandie. La presse se libère entre les périodes de censure. Les titres de journaux se multiplient et ont besoin de feuilletons pour fidéliser les lecteurs donc d’écrivains qui de ce fait, peuvent vivre de leur art.
Mais bien sûr le papa chirurgien, médecin chef des hôpitaux de Rouen, préfère une situation plus stable, plus éprouvée pour son fils. « Passe ton bac d’abord ! » aurait-il pu dire à cet élève indiscipliné qui s’est fait renvoyer de son lycée. Premier diplôme en poche, il le fait inscrire en faculté de Droit à Paris. Cela dure un an. En janvier 1844, après une énorme crise d’épilepsie, la famille accepte que Gustave se consacre totalement à sa passion dans une grande maison qu’on lui achète au bord de la Seine, près de Rouen. Il a vingt-trois ans. D’autres écrivains ont connu des débuts plus difficiles ! Il peut même voyager : en Italie où il accompagne sa jeune sœur lors de son voyage de noces et surtout de 1849 à 1851, il satisfait son désir d’exotisme par un long et couteux voyage en Égypte, Syrie, Turquie et Grèce.
Ses expériences, ses coups de foudre amoureux, ses voyages, les œuvres d’art qui retiennent son attention : tout est matière à inspiration. Son œuvre est donc intense et multiforme : des romans en partie autobiographiques comme L’Éducation Sentimentale, ou d’autres aux allures légendaires comme Salammbô, des contes fantastiques et philosophiques comme Mémoires d’un Fou, Passion et Vertu, Novembre, Trois Contes, Le Château des Cœurs et des inclassables comme La Tentation de Saint Antoine, La Légende de Saint Julien l’Hospitalier… Certains sont courts comme Un Cœur Simple ou nécessite des années de recherches comme Bouvard et Pécuchet et le Dictionnaire des Idées reçues,
Gustave Flaubert après une vie pas forcément longue (59 ans) mais intense, connait une mort conforme à sa vie vouée à l’écriture. Il est affaibli par des épreuves personnelles : il sacrifie sa fortune pour sauver de la ruine sa nièce Caroline, il souffre de la mort de sa maitresse Louise Colet puis de celle de sa amie George Sand. Il tombe foudroyé par une hémorragie cérébrale au milieu de ses manuscrits.
F comme Fait divers ou Femme infidèle
Mais en quoi Gustave Flaubert a-t-il marqué l’histoire littéraire ? Qu’a-t-il fait de si nouveau et extraordinaire ? Et bien : RIEN ! Enfin, comprenons « un roman sur rien » :
« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un roman sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot comme dessus et disparait, plus c’est beau (…) (Lettre à Louise Colet du 16-01-1852)
Madame Bovary parait en 1857 après cinquante-six mois de travail acharné : le récit d’une épouse d’un médecin de campagne, déçue par son mariage et sa vie étriquée. Elle se réfugie dans ses rêves romantiques nourris de ses lectures de jeunesse. Elle trompe et ruine son mari avant de se suicider. Sa mort, décrite médicalement avec des détails aussi précis que répugnants, est une critique ironique de celles des héroïnes romantiques qui rendent leur dernier souffle avec des discours grandioses suscitant émotion et admiration.
Cette œuvre connait le succès du fait du procès qu’elle entraine pour « atteinte aux bonnes mœurs et à la religion. » Néanmoins, contrairement à Baudelaire et ses Fleurs du Mal, Gustave Flaubert n’est pas condamné. Il devient même un auteur célèbre sur un malentendu : le public le lit pour dénicher des détails scabreux dans ses récits et non pas pour admirer son style et sa nouveauté.
F comme fondateur du roman moderne
Gustave Flaubert n’a pas écrit d’ouvrage dogmatique où il explique sa vision d’une littérature nouvelle. C’est dans son abondante correspondance avec des proches et des écrivains contemporains, que l’on peut trouver exprimées, ses idées esthétiques et ses préférences stylistiques : Renan, Tourgueniev, George Sand (correspondance affectueuse et suivie jusqu’à sa mort), Louise Colet (avec qui il entretient une longue et tumultueuse relation amoureuse), Ernest Feydeau…
Les œuvres de Flaubert marquent un tournant dans la forme et la conception du genre romanesque. Il fait le choix d’une inspiration réaliste et contemporaine. Il se sert de ses souvenirs personnels : ceux de ses voyages, les images de la Normandie de sa jeunesse, le milieu médical qui fut celui de son père… Mais il ne s’épanche pas sur lui ; il en fait uniquement une matière documentaire. Ainsi Madame Bovary se situe dans sa chère Normandie et Charles Bovary est médecin. Mais le milieu décrit n’a rien à voir avec celui de l’auteur ; il est systématiquement en dessous du sien, plus étriqué, socialement moins aisé. Il ne raconte pas sa vie mais s’en sert pour rapprocher ses récits du monde réel. Il est d’ailleurs le premier à mettre en scène des anti-héros.
Ses œuvres reposent sur une riche documentation et même des recherches gigantesques : son Dictionnaire des Idées reçues (dont seul Bouvard et Pécuchet sortirent en libraire), l’amena à consulter plus de deux mille ouvrages au point de la conduire à l’épuisement total.
Les romans de Gustave Flaubert se situent donc dans un cadre sociologique, psychologique et historique vérifiable. Mais leur particularité est plus centrée sur le style que sur les genres comme le feront Balzac ou Zola :
« Ne me parlez plus du réalisme, du naturalisme ou de l’expérimental. J’en suis gorgé. Quelles vides inepties ! » (Lettre à Maupassant du 21 octobre 1879)
« L’homme qui forgea le roman réaliste avec Madame Bovary, fut aussi le premier à le faire éclater » (Jorge Luis Borges, Discussion)
L’originalité et le charme des romans de Gustave Flaubert doivent beaucoup à la sélection des mots. Ils sont choisis avec soin pour avoir une place et un sens uniques et participer à l’atmosphère générale du récit. L’auteur passe des heures à rechercher ceux qui conviennent le mieux et que l’on ne peut interchanger.
Une autre pépite stylistique de Gustave Flaubert : le point de vue externe. Il laisse à Balzac l’omniscience du romancier qui sait tout de ses personnages et l’explique dans de longues descriptions. Il adopte au contraire celui plus restreint et relatif, d’un personnage interne au récit. Il emploie le style indirect libre qui laisse au lecteur la responsabilité de son interprétation. Il ne dédaigne pas non plus une certaine ironie en disséminant dans ses textes, des stéréotypes linguistiques qui s’harmonisent avec ses protagonistes sans relief. En résumé, il défriche le chemin du Nouveau Roman du vingtième siècle.
F comme fils spirituel
Gustave Flaubert a influencé nombre d’écrivains modernes et fut le sujet d’innombrables études critiques au vingtième siècle, au point d’être un des auteurs le plus étudié au lycée et à l’université. Mais s’il ne faut retenir qu’un écrivain au talent duquel il a contribué, c’est évidemment son « fils spirituel », Guy de Maupassant. Se vouant très jeune à la littérature, celui-ci bénéficia des conseils et exercices d’écriture du célèbre Normand. Apprenant avec lui l’exigence du style, il put ainsi devenir le maitre incontesté de la nouvelle et le tremplin entre la littérature du dix-neuvième et celle du vingtième siècles.
Dans les soucis de fin de vie de son maitre admiré, Maupassant lui offrit d’ailleurs une de ses dernières joies et fierté : Gustave Flaubert vit triompher Boule de Suif, premier chef d’œuvre de son protégé où il pouvait retrouver les traces de son influence.
Pour aller plus loin :
Lire au relire, Madame Bovary, bien sûr, mais avec du recul, en discernant l’ironie de Flaubert qui se moque du romantisme et des rêveries de cette petite bourgeoise ce qui la mène à la catastrophe. Ceci dit, certains y voient aussi une illustration de la condition féminine au XIXe siècle, la misère de l’épouse qui ne peut trouver le bonheur par manque d’istruction : interprétation plus contemporaine. Après tout, pourquoi pas ? Cela prouve que c’est un roman à plusieurs facettes donc d’autant plus digne d’intérêt.