Quand Ariane P. m’a proposé d’écrire des chroniques pour le site de l’ADILL (Association de Défense et Illustration de la Littérature de Lorraine) l’idée m’a d’emblée séduite. Le but était de présenter des auteurs de notre histoire littéraire mais de façon ludique pour les découvrir ou les redécouvrir autrement, afin d’inciter à les lire ou relire.

       Les auteurs seront mis en valeur de façon alphabétique, une fois par mois, donc vingt-six écrivains, poètes ou philosophes, pendant un peu plus de deux ans. Impossible d’être exhaustive et le choix ne dépend que de mon bon vouloir : c’est une façon qui en vaut d’autres de trier parmi nos « incontournables », n’est-ce pas ? Les chroniques ne sont pas davantage complètes : elles se veulent « amuse-gueule » pas festins et encore moins orgies, autrement dit, elles visent à rappeler que nos auteurs passés ont encore tant à nous dire et à quel point ils font toujours partie de nos vies.

       Littérature éternelle qui se réveille comme par magie lorsque nous replongeons dedans !

  

Sommaire

A comme Arthur RIMBAUD (1854 – 1891) (Effacé car seules les cinq dernières sont lisibles sur ce site)
B comme BALZAC (1799-1850)
C comme CORNEILLE (1606-1684)
D comme DIDEROT (1713-1784)
E (ou É) comme Émilie du Châtelet (1706 – 1749)

F comme Gustave FLAUBERT ( 1821 – 1880)

(Les chroniques sont mises en ligne selon leur ordre de conception, la plus récente étant en premier. Vous ne trouverez sur cette page que les cinq dernières. Il convient donc de les lire régulièrement avant qu’elles ne soient effacées.)

F comme Facettes littéraires multiples

       J’aurais pu dire aussi : F comme fan de littérature tant Gustave Flaubert lui a voué sa vie. Dès sa prime jeunesse il veut être écrivain. Avant même d’obtenir le baccalauréat il rédige dans le genre romantisme noir de l’époque : des contes fantastiques et philosophiques, des récits historiques et d’autres autobiographiques. Vivre de sa plume est d’ailleurs, en ce milieu du dix-neuvième siècle, une ambition très raisonnable. Après la Révolution française et le développement de l’instruction publique obligatoire (même si elle n’est pas encore gratuite et laïque) la jauge des lecteurs potentiels s’est fortement agrandie. La presse se libère entre les périodes de censure. Les titres de journaux se multiplient et ont besoin de feuilletons pour fidéliser les lecteurs donc d’écrivains qui de ce fait, peuvent vivre de leur art.

     Mais bien sûr le papa chirurgien, médecin chef des hôpitaux de Rouen, préfère une situation plus stable, plus éprouvée pour son fils. « Passe ton bac d’abord ! » aurait-il pu dire à cet élève indiscipliné qui s’est fait renvoyer de son lycée.  Premier diplôme en poche, il le fait inscrire en faculté de Droit à Paris. Cela dure un an. En janvier 1844, après une énorme crise d’épilepsie, la famille accepte que Gustave se consacre totalement à sa passion dans une grande maison qu’on lui achète au bord de la Seine, près de Rouen. Il a vingt-trois ans. D’autres écrivains ont connu des débuts plus difficiles ! Il peut même voyager : en Italie où il accompagne sa jeune sœur lors de son voyage de noces et surtout de 1849 à 1851, il satisfait son désir d’exotisme par un long et couteux voyage en Égypte, Syrie, Turquie et Grèce.

      Ses expériences, ses coups de foudre amoureux, ses voyages, les œuvres d’art qui retiennent son attention : tout est matière à inspiration. Son œuvre est donc intense et multiforme : des romans en partie autobiographiques comme L’Éducation Sentimentale, ou d’autres aux allures légendaires comme Salammbô, des contes fantastiques et philosophiques comme Mémoires d’un Fou, Passion et Vertu, Novembre, Trois Contes, Le Château des Cœurs et des inclassables comme La Tentation de Saint Antoine, La Légende de Saint Julien l’Hospitalier… Certains sont courts comme Un Cœur Simple ou nécessite des années de recherches comme Bouvard et Pécuchet et le Dictionnaire des Idées reçues,

       Gustave Flaubert après une vie pas forcément longue (59 ans) mais intense, connait une mort conforme à sa vie vouée à l’écriture. Il est affaibli par des épreuves personnelles : il sacrifie sa fortune pour sauver de la ruine sa nièce Caroline, il souffre de la mort de sa maitresse Louise Colet puis de celle de sa amie George Sand. Il tombe foudroyé par une hémorragie cérébrale au milieu de ses manuscrits.

F comme Fait divers ou Femme infidèle

     Mais en quoi Gustave Flaubert a-t-il marqué l’histoire littéraire ? Qu’a-t-il fait de si nouveau et extraordinaire ? Et bien : RIEN ! Enfin, comprenons « un roman sur rien » :

« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un roman sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot comme dessus et disparait, plus c’est beau (…) (Lettre à Louise Colet du 16-01-1852)

     Madame Bovary parait en 1857 après cinquante-six mois de travail acharné : le récit d’une épouse d’un médecin de campagne, déçue par son mariage et sa vie étriquée. Elle se réfugie dans ses rêves romantiques nourris de ses lectures de jeunesse. Elle trompe et ruine son mari avant de se suicider. Sa mort, décrite médicalement avec des détails aussi précis que répugnants, est une critique ironique de celles des héroïnes romantiques qui rendent leur dernier souffle avec des discours grandioses suscitant émotion et admiration.

     Cette œuvre connait le succès du fait du procès qu’elle entraine pour « atteinte aux bonnes mœurs et à la religion. » Néanmoins, contrairement à Baudelaire et ses Fleurs du Mal, Gustave Flaubert n’est pas condamné. Il devient même un auteur célèbre sur un malentendu : le public le lit pour dénicher des détails scabreux dans ses récits et non pas pour admirer son style et sa nouveauté.

F comme fondateur du roman moderne

     Gustave Flaubert n’a pas écrit d’ouvrage dogmatique où il explique sa vision d’une littérature nouvelle. C’est dans son abondante correspondance avec des proches et des écrivains contemporains, que l’on peut trouver exprimées, ses idées esthétiques et ses préférences stylistiques : Renan, Tourgueniev, George Sand (correspondance affectueuse et suivie jusqu’à sa mort), Louise Colet (avec qui il entretient une longue et tumultueuse relation amoureuse), Ernest Feydeau…

      Les œuvres de Flaubert marquent un tournant dans la forme et la conception du genre romanesque. Il fait le choix d’une inspiration réaliste et contemporaine. Il se sert de ses souvenirs personnels : ceux de ses voyages, les images de la Normandie de sa jeunesse, le milieu médical qui fut celui de son père… Mais il ne s’épanche pas sur lui ; il en fait uniquement une matière documentaire. Ainsi Madame Bovary se situe dans sa chère Normandie et Charles Bovary est médecin. Mais le milieu décrit n’a rien à voir avec celui de l’auteur ; il est systématiquement en dessous du sien, plus étriqué, socialement moins aisé. Il ne raconte pas sa vie mais s’en sert pour rapprocher ses récits du monde réel. Il est d’ailleurs le premier à mettre en scène des anti-héros.

      Ses œuvres reposent sur une riche documentation et même des recherches gigantesques : son Dictionnaire des Idées reçues (dont seul Bouvard et Pécuchet sortirent en libraire), l’amena à consulter plus de deux mille ouvrages au point de la conduire à l’épuisement total.

      Les romans de Gustave Flaubert se situent donc dans un cadre sociologique, psychologique et historique vérifiable. Mais leur particularité est plus centrée sur le style que sur les genres comme le feront Balzac ou Zola :

« Ne me parlez plus du réalisme, du naturalisme ou de l’expérimental. J’en suis gorgé. Quelles vides inepties ! » (Lettre à Maupassant du 21 octobre 1879)

« L’homme qui forgea le roman réaliste avec Madame Bovary, fut aussi le premier à le faire éclater » (Jorge Luis Borges, Discussion)

     L’originalité et le charme des romans de Gustave Flaubert doivent beaucoup à la sélection des mots. Ils sont choisis avec soin pour avoir une place et un sens uniques et participer à l’atmosphère générale du récit. L’auteur passe des heures à rechercher ceux qui conviennent le mieux et que l’on ne peut interchanger.

Une autre pépite stylistique de Gustave Flaubert : le point de vue externe. Il laisse à Balzac l’omniscience du romancier qui sait tout de ses personnages et l’explique dans de longues descriptions. Il adopte au contraire celui plus restreint et relatif, d’un personnage interne au récit. Il emploie le style indirect libre qui laisse au lecteur la responsabilité de son interprétation. Il ne dédaigne pas non plus une certaine ironie en disséminant dans ses textes, des stéréotypes linguistiques qui s’harmonisent avec ses protagonistes sans relief. En résumé, il défriche le chemin du Nouveau Roman du vingtième siècle.

F comme fils spirituel

     Gustave Flaubert a influencé nombre d’écrivains modernes et fut le sujet d’innombrables études critiques au vingtième siècle, au point d’être un des auteurs le plus étudié au lycée et à l’université. Mais s’il ne faut retenir qu’un écrivain au talent duquel il a contribué, c’est évidemment son « fils spirituel », Guy de Maupassant. Se vouant très jeune à la littérature, celui-ci bénéficia des conseils et exercices d’écriture du célèbre Normand. Apprenant avec lui l’exigence du style, il put ainsi devenir le maitre incontesté de la nouvelle et le tremplin entre la littérature du dix-neuvième et celle du vingtième siècles.

     Dans les soucis de fin de vie de son maitre admiré, Maupassant lui offrit d’ailleurs une de ses dernières joies et fierté : Gustave Flaubert vit triompher Boule de Suif, premier chef d’œuvre de son protégé où il pouvait retrouver les traces de son influence.

Pour aller plus loin :

      Lire au relire, Madame Bovary, bien sûr, mais avec du recul, en discernant l’ironie de Flaubert qui se moque du romantisme et des rêveries de cette petite bourgeoise ce qui la mène à la catastrophe. Ceci dit, certains y voient aussi une illustration de la condition féminine au XIXe siècle, la misère de l’épouse qui ne peut trouver le bonheur par manque d’istruction : interprétation plus contemporaine. Après tout, pourquoi pas ? Cela prouve que c’est un roman à plusieurs facettes donc d’autant plus digne d’intérêt.

       Je vous l’ai promis, je le fais : je place une femme dans mes chroniques ! Je me flatte à ce sujet, d’avoir un certain mérite car, avouons-le, lorsque l’on ouvre une anthologie littéraire, on a du mal à en trouver une ou deux par siècle, avant le XXe : Marie de Champagne pour tout le Moyen âge (et encore, elle encourage l’écriture plus qu’elle ne s’y adonne elle-même !) ; XVe ? Christine de Pisan ; XVIe ? Louise Labé et Marguerite de Navarre ; XVIIe ? Madame de Sévigné et madame de Lafayette ; XVIIIe ? Napoléon méprise Germaine de Staël et les révolutionnaires guillotinent Olympe de Gouge ; XIXe ? C’est sous un nom d’homme, George (sans « s » !) Sand, qu’Amandine Dupin peut publier. La littérature française et machiste rejette magistralement la parité avant que l’école publique et laïque n’impose la connaissance de l’écriture aux filles comme aux garçons.

       Pour augmenter le choix, je joue à nouveau sur les noms et les prénoms. J’aurais donc pu prendre l’essayiste Élisabeth Badinter mais je lui ai préféré celle qu’elle a contribué à faire reconnaitre : une femme extraordinaire plus scientifique que littéraire mais qui a écrit suffisamment de traités, lettres et discours pour avoir sa place dans mes chroniques.

Voici donc : E (ou É) comme Émilie du Châtelet (1706 – 1749)

É comme élite

      Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet est une femme de lettres, mathématicienne, physicienne du siècle des Lumières (XVIIIe). Ses recherches scientifiques auraient dû lui apporter une notoriété universelle. Mais elle reste encore trop souvent dénommée comme « la compagne de Voltaire » et on cherche quel homme se cache derrière ses découvertes. Il faut admettre qu’elle n’a rien de populaire, dans tous les sens du terme.

       D’une part elle n’est pas populaire car elle n’est pas fille de condition modeste. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a appris le grec, le latin, l’anglais, l’italien, la musique, la danse, l’équitation, la littérature, la philosophie et toutes les sciences, avec un gout prononcé pour la physique et les mathématiques : une rareté à une époque où la principale activité féminine reconnue est de faire des bébés. Elle a la chance d’avoir un père à l’esprit très ouvert, proche du service royal (introducteur des ambassadeurs à la cour de Louis XIV, autrement dit, un travail pas vraiment de force, qui consiste à faire entrer à l’audience du roi ceux qui y sont admis.) Il tient salon avec les scientifiques de son temps comme Fontenelle et donne à sa fille comme à ses fils, la même éducation et les mêmes précepteurs.

« Il est certain que l’amour de l’étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu’à celui des femmes. Les hommes ont une infinité de ressources pour être heureux [et] bien d’autres moyens d’arriver à la gloire […]. Mais les femmes sont exclues, par leur état, de toute espèce de gloire, et quand par hasard, il s’en trouve quelqu’une née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par cet état. » (Émilie du Châtelet, Discours sur le Bonheur)

      Émilie est très à l’aise dans ce milieu favorisé et extravagant. Elle fréquente les cours de Versailles et de Lunéville, collectionne les robes luxueuses, les bijoux, les chaussures, aime les jeux d’argent quitte à y perdre des fortunes. Elle ne porte aucun intérêt aux petites gens du tiers état, ces sortes de machines dévouées à son service, selon un ordre des choses immuable. Emilie, élevée dans les préjugés de sa caste, laisse toujours un fossé entre elle et eux. Pas question, par exemple de se laisser aller à la vulgarité d’un charretier, devant les domestiques. Ainsi, lors de ses disputes, que l’on dit fréquentes, avec Voltaire, le couple s’injurie en anglais. C’est quand même plus élégant et montre une connaissance intellectuelle compatible avec leur rang supérieur.  Par contre, elle n’hésite pas à se montrer nue devant ses valets car « c’était l’usage de regarder les serviteurs comme des automates » dixit l’abbé Piot qui au dix-neuvième siècle raconte l’histoire de Cirey-le-Castel (aujourd’hui sur Blaise, en Haute-Marne.)

       Cet homme d’église et de mémoire raconte une autre anecdote située en octobre 1745. La marquise vient de perdre quatre-vingt-mille livres en jouant à la cour avec la reine et ses suivantes. Voltaire en anglais, lui dit de quitter une table de voleurs. Hélas, certains de ces tricheurs sont aussi polyglottes. Le couple fuit sans attendre le printemps. Non loin de Cirey, les voitures, surchargées de meubles, s’embourbent. On fait venir sous la neige et de nuit, des paysans avec des cordes « contre une bagatelle de douze francs, donnée aux gens pour leur peine et acceptée avec murmures. » Le convertisseur de monnaies anciennes, du site historique de la faculté de Lille, indique qu’Émilie du Chatelet a perdu plus de neuf-cent-mille euros au jeu et a donné cent-trente-six euros de pourboire aux paysans soient dix et quinze euros chacun pour plusieurs heures d’un travail très pénible. Elle était une noble et une savante, pas forcément une philosophe comme Voltaire qui, lui, s’interrogeait sur la société.

       Le peuple, plus tard règlera ses comptes avec horreur. Les idées généreuses et modernes énoncées par Voltaire et la réflexion scientifique vulgarisée par Emilie vont contribuer à la Révolution française. Ils souhaitaient l’évolution des idées mais ils n’avaient ni prévu ni voulu le déferlement de haine et de violence de la Terreur.  Parmi les victimes de l’échafaud, se trouvent le fils ainé d’Émilie et sa belle-fille.

       D’autre part, Émilie du Châtelet n’est pas populaire dans le sens où elle n’est pas aimée de tous : trop libre, trop instruite, trop gâtée par les circonstances. Elle est noble, riche, instruite, intelligente et vit à sa guise. Après avoir accompli son devoir civil et matrimonial en mettant au monde trois enfants, les deux époux du Châtelet décident de vivre chacun de leur côté tout en restant bons amis. Si des hommes ne dédaignent pas Émilie, des femmes la trouvent laide comme l’affirment sa pseudo amie madame de Deffand et madame Denis, (pas celle de la publicité de lessive dans années 1980, mais la nièce de Voltaire) qui s’inquiète de voir fondre l’héritage de son oncle en améliorations et agrandissement du château de Cirey.

       La postérité négligeant son apport scientifique, fait d’Émilie du Châtelet, un portrait méprisable. Le même abbé Piot dont il a déjà été question, se retient de jurer certes, mais ne trouve pas de mots assez forts pour condamner cet être démonique de femme adultère qui se pique de sciences au lieu de s’occuper de ses devoirs envers sa famille, sa maison et l’église !

       Et voilà comment, à force de mauvais esprit, on passe à côté de l’essentiel : l’œuvre.

É comme égérie

       Tirons maintenant un autre trait sur une célébrité injuste qui désigne Émilie du Châtelet comme « la femme, compagne, maitresse etc… de qui vous savez… ». Oui, c’est vrai, elle a vécu quinze ans avec Voltaire dans son château de Cirey (aujourd’hui Cirey-sur-Blaise, en Haute-Marne) mais ce n’est pas à lui qu’elle doit ses écrits et ses recherches. C’est même tout le contraire : Émilie sauve sinon la tête, du moins la liberté du philosophe et lui offre l’opportunité de créer une part essentielle de son œuvre.

« Tu m’appelles à toi, vaste et puissant génie,
Minerve de la France, immortelle Émilie.
Je m’éveille à ta voix, je marche à ta clarté,
Sur les pas des vertus et de la vérité.
Je quitte Melpoméne et les jeux du Théâtre,
Ces combats, ces lauriers, dont je fus idolâtre
. » (Lettre de Voltaire à Émilie)

      En 1733, une lettre de cachet est signée contre Voltaire qui risque la prison. Auparavant, il s’était querellé avec le chevalier de Rohan qui l’avait humilié et fait frapper par ses domestiques. Mais ce fut lui, la victime, qui dut s’exiler, injustement. Rentré d’Angleterre, Voltaire publie ses Lettres Philosophiques (ou Lettes Anglaises) où il critique le gouvernement français. Émilie du Châtelet lui offre alors l’hospitalité dans un château isolé, entre les cours de Paris et de Lunéville. Il s’en suit quinze années d’amitié amoureuse et de créations dans ce cadre champêtre et délicieux.

       Le couple à Cirey consacre la majorité de son temps à l’étude mais il s’accorde aussi régulièrement, des moments de réceptions, promenades et chasse, voyages en France et à l’étranger ou en Lorraine, résidence de la brillante cour du beau-père de Louis XV, Stanislas Leszcynski. Le domaine, qui est plus un relais de chasse qu’un château, se pare de faste grâce notamment à la fortune de Voltaire pour qui Cirey devient l’Éden de la « Divine Émilie ».

       Le philosophe séjourne chez Émilie entre 1733 et 1749. Pendant cette période, il écrit et publie une œuvre dense et éclectique. À Cirey, il aime faire jouer la comédie ou la tragédie et se met volontiers lui-même en scène. Il n’est donc pas surprenant qu’il y crée nombre de ses pièces de théâtre. En outre, il y rédige des textes divers où il donne son avis sur les arts, la politique et la religion. Encouragé par Émilie, il produit aussi des ouvrages scientifiques et historiques ce qu’il ne fera plus après le décès de son amie. En résumé, Voltaire écrit pendant la période de Cirey : 22 pièces de théâtre, 6 traités philosophiques, 15 critiques littéraires, 10 ouvrages sur l’histoire, 5 sur l’économie, 7 sur les sciences, 10 sur la politique, 3 sur la religion ; 9 poèmes et lettres polémiques et 5 discours sur l’homme et des rois.

      Mais sur Terre, même le paradis est éphémère. Émilie du Châtelet à quarante-trois ans, se rend compte qu’elle est enceinte du chevalier de Saint Lambert. A-t-elle l’intuition de la gravité de son état ? De toute façon, elle sait qu’en son temps, par manque d’hygiène appropriée et de médecine évoluée, une femme sur deux meurt en couches. Elle s’épuise à terminer son œuvre majeure et décède des suites de son accouchement, à Lunéville, le 10 septembre 1749 (et sa fille aussi, quelques jours plus tard).

       Voltaire, anéanti, tombe dans la dépression et lui adresse cette épitaphe :

« L’univers a perdu la sublime Émilie

Elle aima les plaisirs, les arts, la vérité.

Les dieux en lui donnant leur âme et leur génie

N’avaient gardé pour eux que l’immortalité »

  E comme Europe

      Mais n’est-il pas temps de s’interroger sur l’œuvre d’Émilie du Châtelet et se demander en quoi elle est essentielle ?

      Émilie du Châtelet s’interroge sur les grandes questions de son époque où s’amenuise le sentiment religieux et où le libertinage envahit le monde favorisé de la noblesse. Dans son Discours sur le Bonheur, elle rejette une mentalité traditionnelle qui préconise une vertu rigide et difficile à suivre. Elle affirme que les gens sont responsables de leur propre bonheur. Ils peuvent trouver la passion et le plaisir dans l’amour sans dépendre d’autres personnes : l’amour est un sixième sens, délicat et précieux, qui donne le désir de vivre.

« On n’est heureux que par des goûts et des passions satisfaites »

« Il faut, pour être heureux, s’être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter, avoir des goûts et des passions, être susceptible d’illusions, car nous devons la plupart de nos plaisirs à l’illusion ; malheureux est celui qui la perd. »

« Moins notre bonheur est dans la dépendance des autres, et plus il nous est aisé d’être heureux. »

    Elle n’hésite pas à questionner la morale religieuse traditionnelle et travaille longuement avec Voltaire au début de leur relation, sur la Critique des Saintes Écritures. Elle est l’autrice aussi des Doutes sur les religions révélées et du traité De l’existence de Dieu.

      Elle est l’autrice de maints discours, Lettres, traités mais la postérité retient en priorité, ses recherches sur les sciences. Bien qu’elle ne puisse pas participer aux débats de l’Académie des Sciences de Paris ou aller dans les cafés renommés où l’on discute entre savants, puisque ces lieux sont interdits aux femmes, elle n’hésite pas à confronter ses théories avec les sommités en la matière, de son temps. Elle critique la philosophie de John Locke sur « la matière pensante » et insiste sur la nécessité de vérifier la connaissance par l’expérience.  Dans Les Institutions de physique, elle utilise et confronte les points de vue de Descartes, Isaac Newton et Leibniz afin d’enseigner les nouvelles idées en physique à son fils alors âgé de treize ans.

« J’ai toujours pensé que le devoir le plus sacré des Hommes était de donner à leurs enfants une éducation qui les empêchât dans un âge plus avancé de regretter leur jeunesse, qui est le seul temps où l’on puisse véritablement s’instruire. » (Institutions de Physique)

     Elle contribue à faire connaitre l’œuvre de Leibniz dont elle analyse la philosophie. Elle démontre par expérience que l’énergie cinétique est bien proportionnelle à la masse et au carré de la vitesse. Elle s’intéresse à la nature et propagation du feu et publie Institutions de Physique

“Qui dit préjugé dit une opinion qu’on a reçue sans examen, parce qu’elle ne se soutiendrait pas.”(Discours sur le Bonheur)

       Son ouvrage le plus célèbre est sans aucun doute : Principes mathématiques de la philosophie naturelle. C’est la traduction des Philosophiae naturalis principia mathematica d’Isaac Newton. Mais elle ne se contente pas de traduire du latin en français ; elle refait tous les calculs du savant, définit les termes scientifiques employés, vulgarisant ainsi un ouvrage ardu. Elle y ajoute une suite sous forme de commentaires. Elle y décrit le système planétaire et les marées. Elle pose un regard critique sur ce qu’elle traduit et émet des hypothèses, notamment sur l’inclinaison de la Terre, qui seront confirmées au dix-neuvième siècle. Ce travail exceptionnel d’Émilie du Châtelet fait encore référence de nos jours.

« Cette traduction que les plus savants hommes de France devaient faire et que les autres doivent étudier, une femme l’a entreprise et achevée à l’étonnement et à la gloire de son pays. » (Voltaire dans la Préface de l’édition des Principes…)

      Avant elle, le raisonnement scientifique reposait sur Descartes ; avec elle, il se fait à partir des principes de Newton. Grâce à Emilie du Chatelet, ce basculement de la pensée européenne au dix-huitième siècle, s’est fait dans le Grand Est, dans le petit village haut-marnais de Cirey. Si de nos jours, elle est considérée comme la première femme de sciences en France, l’Europe l’a honorée bien avant nous : en 1746, elle est élue membre de l’Académie des Sciences de Bologne, la seule de cette époque à accepter les femmes. L’année suivant, des experts allemands la comptent parmi les dix savants les plus célèbres de l’époque, dans le monde.

      Mais qui mieux que Voltaire peut conclure ?

 « J’ai perdu un ami de vingt-cinq années, un grand homme qui n’avait de défaut que d’être femme, et que tout Paris regrette et honore. On ne lui a pas peut-être rendu justice pendant sa vie » (Éloge historique de Madame la Marquise du Châtelet)

 Pour aller plus loin :

      Si l’on n’est pas scientifique averti et adepte de la physique, la lecture des Principes mathématiques de la philosophie naturelle peut sembler rébarbative. Par contre Le Discours sur le Bonheur suggère des réflexions toujours d’actualité. Quant aux nombreuses lettres écrites par Émilie du Châtelet, elles nous plongent toujours agréablement dans le monde en bouleversement du dix-huitième siècle.

      Pour connaitre Émilie du Châtelet et comprendre les préjugés qu’elle a dû affronter, on peut lire l’essai d’Élisabeth Badinter, Emilie, Emilie, l’Ambition féminine au XVIIIe Siècle, Paris, Flammarion, 1983. La philosophe contemporaine, féministe émérite et spécialiste du siècle des Lumières, compare deux éducations radicalement opposées qui ont produit deux vies totalement différentes : celle de l’érudite et libre Émilie du Châtelet et celle de la soumise (et fictive) épouse de l’Émile de Rousseau, entièrement dévouée à son mari, aux tâches ménagères et à ses enfants.

       Dans cette chronique, il a été question de l’ouvrage de l’abbé Piot sur l’histoire de Cirey-le-Chatel (actuellement : sur Blaise). On le trouve sur le site Gallica : il faut chercher les Mémoires de la Société des Lettres, des Sciences, des Arts, de l’Agriculture et de l’Industrie de Saint Dizier, Tome VII, année 1892, 1893 et 1894 (publié en 1894). Le livre de l’abbé Piot se trouve aux pages 59 à 572. Par contre, il convient de garder un recul critique : l’abbé Piot rédige cet énorme ouvrage très documenté au dix-neuvième siècle, alors que la religion cherche à retrouver sa puissance après la Révolution française. Il adopte naturellement le point de vue d’un homme d’église entièrement dévoué à la noblesse qu’il considère comme protectrice du peuple et garde les préjugés d’une morale chrétienne rigoureuse traditionnelle.

       Sur ce site de l’Association haut-marnaise des écrivains, une page de « la Route des écrivains » est consacrée à Voltaire et Émilie du Châtelet à Cirey sur Blaise. On y trouve quelques extraits de l’œuvre de la scientifique et l’imposante liste des ouvrages de Voltaire, créés pendant la période de leur amitié amoureuse.

      Quatrième chronique et toujours le même principe : présentation d’un « incontournable » de notre histoire littéraire. Après un poète, un romancier et un dramaturge, voici un philosophe mais pas seulement : un génie polymorphe, peut-être trop en avance sur son temps, pour qui la postérité n’a pas été conciliante. Pourtant il a consacré ses années et son énergie à lutter contre tout ce qui entrave la liberté humaine afin que l’homme puisse choisir son destin.  Il mérite donc bien une place dans mes chroniques avec un :

 D comme Denis Diderot (Langres 1713 – Paris 1784).

D comme Destin curieux

      Mais comment se fait-il que l’on ne connaisse pas plus et mieux Denis Diderot ? Son œuvre est pourtant monumentale : il est tour à tour romancier, philosophe, encyclopédiste, dramaturge, conteur, essayiste, dialoguiste, critique d’art, traducteur… Il est un penseur exceptionnel qui, même s’il ménage ses effets pour éviter la prison, fait avancer les Lumières, autrement dit, les « idées des philosophes ». Il fut l’ami de grands penseurs de son temps notamment le baron d’Holbach, les frères Grimm, d’Alembert et même Rousseau… enfin, jusqu’à leur dispute mais c’est normal puisque tous ceux qui l’ont approché, se sont un jour ou l’autre, disputés avec lui.

      Il aurait bien mérité un adjectif ! Mais si l’on connait l’ironie voltairienne et l’éducation rousseauiste, pas d’œuvre diderotienne ou diderotine ! Même après sa mort, il est négligé : son corps est détruit par des révolutionnaires incultes et de ce fait il ne va pas rejoindre Voltaire et Rousseau au Panthéon.

       Pourquoi tant de haine, pire, tant d’ignorance ? Peut-être que sa fille unique y est pour quelque chose : après la mort de son père, cette très catholique fervente a cherché à gommer les passages polémiques de son œuvre, ce qui a affadi l’ensemble. Depuis presque trois siècles, nous n’en finissons pas de la redécouvrir par petites touches ici ou là.

      Et pourtant, il ne manque pas d’idées ce Denis Diderot et toutes tendent à faire évoluer la réflexion et diminuer les préjugés.

 D comme Déiste

     Pas toujours facile de mettre un nom sur la religion des philosophes des Lumières. Le déisme (croyance en un Dieu mais sans forme ni morale particulières) a souvent la préférence ; mais en ce qui concerne Diderot on peut aller jusqu’à l’athéisme.

« Ôtez la crainte de l’enfer à un chrétien et vous lui ôterez sa croyance » (Addition aux Pensées philosophiques XVII)

     Pourtant à la naissance tout avait bien commencé… ou bien mal selon les points de vue. Son destin était tracé : reprendre la succession de son oncle au canonicat (= bénéfices de chanoine). Il faut dire qu’il est né à Langres, siège d’un très puissant diocèse qui s’étend jusque Dijon et où le terme de « laïcité » est absolument inconnu. Cela lui permet de faire de solides études, sur place au collège des Jésuites, puis à Paris. Il est reçu maitre ès arts en 1732 puis mène une vie de bohème dont on sait peu de choses : il étudie la théologie, l’anglais, le théâtre, fréquente assidument les cafés et ne se prépare pas à la prêtrise.

« On ne sait jamais ce que le ciel veut ou ne veut pas et il n’en sait peut-être rien lui-même. » (Jacques le Fataliste et son Maitre)

     Il a même la prétention démoniaque de se marier avec une lingère ! Son père le fait enfermer dans un couvent. Il s’en échappe et se marie clandestinement dès qu’il atteint la majorité nécessaire, à savoir trente ans. Il vit alors de traductions de l’anglais et publie en 1746 Les Pensées philosophiques opposant les opinions religieuses d’un chrétien, d’un déiste, d’un sceptique et d’un athée. Succès et condamnation de l’ouvrage au bûcher par le Parlement de Paris ! En 1747 il récidive avec sa Lettre sur les Aveugles à l’Usage de ceux qui voyent suivie de près par deux traités sur la nature. Il ose y affirmer que le monde n’a pas été créé tel quel par Dieu mais qu’il évolue. Horreur ! En 1748, il publie un conte libertin Les Bijoux indiscrets. C’en est trop, le 24 juillet 1749 il est enfermé au donjon de Vincennes. Il en sort trois mois plus tard, soutenu par les libraires parisiens et en promettant « de ne rien faire à l’avenir qui puisse être contraire en la moindre chose, à la religion et aux bonnes Mœurs. »

     Diderot se méfie désormais : « Il y a longtemps que le rôle de sage est dangereux parmi les fous. » (Jacques le Fataliste et son Maitre.) Sa sulfureuse Religieuse, composée dès 1760, paraitra discrètement en 1780 puis de façon posthume. Il s’agit d’un roman inspiré par le véritable procès d’une nonne qui alla en justice pour rompre ses vœux prononcés sous la contrainte. Peut-être est-il aussi suggéré par le drame de la propre sœur de Diderot, entrée très jeune au couvent et morte rapidement d’épuisement.

D comme Despote éclairé

     Après les idées religieuses, voici les politiques… quoique les deux se mêlent facilement avant la Révolution. Diderot est né bourgeois, donc un membre du tiers état habitant en ville. Son père, maitre coutelier, a une situation enviable. Il fait donc partie de ces gens qui font marcher l’économie mais n’ont aucun droit politique. La société, prête à imploser, réclame une organisation plus juste. Diderot s’oppose particulièrement au principe de roi de « droit divin » sur lequel repose la monarchie française. Il argumente avec l’aide de la religion : il faut bien que ses études chez les Jésuites servent à quelque chose.

« L’homme ne doit ni ne peut se donner entièrement et sans réserve à un autre homme parce qu’il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C’est Dieu (…) Il permet pour le bien commun et pour le maintien de la société, que les hommes établissent entre eux, un ordre de subordination, qu’ils obéissent à l’un d’eux : mais il veut que ce soit par raison et avec mesure et non pas aveuglément et sans réserve afin que la créature ne s’arroge pas les droits du créateur. » Article Autorité politique, Encyclopédie, 1751.

     Néanmoins et n’en déplaisent aux révolutionnaires, les philosophes (à part Rousseau, mais c’est normal, il trouve toujours le moyen d’être contre les autres), ne demandent pas la tête du roi. Ils voudraient le voir s’occuper plus du peuple, faire des lois plus conformes à l’évolution de la société… bref, avoir des Ministres philosophes, autrement dit être un « Despote éclairé ». Les regards se tournent alors vers l’Angleterre, la Prusse et la Russie, mais c’était avant Poutine, bien sûr. Voltaire avait son Frédéric II, Montesquieu le Parlement anglais et Diderot, la Grande Catherine II. L’impératrice voit d’un bon œil ces penseurs titiller leur souverain et déstabiliser une puissance rivale, voire ennemie. Certes, lorsqu’ils se confrontent à la réalité du terrain, les philosophes ont tendance à déchanter mais rien n’est parfait en ce monde.

« Aucun homme n’a reçu de la nature, le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. » (Article Autorité Politique, Encyclopédie)

     Catherine II s’attacherait bien un génie comme Diderot qui cependant, refuse d’être pensionné donc redevable d’une puissance. Mais il a une seule fille vivante et il souhaite la doter. L’impératrice trouve une solution : elle lui achète sa bibliothèque en viager et l’emploie comme bibliothécaire, de quoi permettre à toute la famille de vivre très confortablement. Denis Diderot joue parfaitement son rôle, achetant avec une partie des sommes reçues, de beaux exemplaires. À sa mort, c’est un superbe ensemble qui part à Saint Pétersbourg. La plus belle bibliothèque de Russie repose donc sur le leg d’un fils de coutelier langrois.

D comme drame (bourgeois) ou Discours (sur la poésie dramatique) ou Dialogues

      L’esprit de Diderot fait preuve d’une éblouissante vitalité. Difficile de présenter en quelques lignes, son œuvre aussi foisonnante. En voici juste un résumé.

« On ne s’ennuie jamais avec lui. S’il est grand aujourd’hui, c’est d’abord parce que son matérialisme est très en avance sur son temps. » (Jean d’Ormesson, Diderot, le Goût du Désordre, 1997)

      Diderot réforme le théâtre français, ce fleuron de la littérature du dix-septième siècle. Aux genres bien définis avec des personnages marqués par le destin, il amorce une nouvelle forme, le « drame bourgeois » ou « comédie sérieuse » en prose. Il en compose lui-même deux : Le Fils Naturel (1757) et le Père de Famille (1758), qu’il complète par des écrits théoriques dont Le Paradoxe sur le Comédien.

« Qu’est-ce donc que le vrai sur scène ? c’est la conformité des actions, des discours de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec le modèle idéal imaginé par le poète et souvent exagéré par le comédien » (Le Paradoxe sur le Comédien, 1773) Pour faire vrai, pour captiver le public, le comédien et le dramaturge doivent exagérer la réalité.

     Critique d’art remarquable, il rédige entre 1759 et 1781ses Salons : recueils de neuf écrits sur l’art avec des digressions morale, sociale et politique qu’il ne destine qu’à une correspondance privée. Il attend d’une œuvre d’art, comme d’un roman ou d’une pièce de théâtre, qu’elle soit fidèle à la vérité, suscite une émotion et exprime une morale. Il montre sa préférence pour une nouvelle sensibilité : « Touche-moi, étonne-moi, fais-moi pleurer » Tous les sujets artistiques et littéraires le passionnent. La poésie ne doit pas être un simple ornement mais exprimer la souffrance des peuples : « La poésie veut quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage » (Discours sur la poésie dramatique, 1758)

     Ses idées sur l’art s’expriment aussi dans des Discours, Le Rêve de d’Alembert, et une œuvre inclassable comme Le Neveu de Rameau.

     Diderot est en outre, un romancier avec Jacques le Fataliste et son Maître, Le Neveu de rameau, La Religieuse, les Deux Amis de Bourbonne… Et n’oublions pas ses Lettres à Sophie Volland. Il se lie avec cette femme intelligente et sensible en 1756. Dans la correspondance qu’il entretient avec elle, Diderot lui confie ses réflexions philosophiques et ses effusions sentimentales. Toute sa personnalité s’y exprime librement.

      Le style de Diderot privilégie le dialogue, un genre très ancien comme celui du Socrate de Platon :

 « Le dialogue permet des repos et des écarts. Le dialogue est la vraie manière instructive, car que font le maître et le disciple ? Ils dialoguent sans cesse. » (Apologie de l’Abbé Galiani.)

       C’est l’affrontement d’interlocuteurs concrets et non de thèses pesantes, dans une sorte de conversation agréable. Le philosophe n’impose pas sa propre théorie mais laisse le lecteur libre de choisir. Néanmoins, la préférence de l’auteur est souvent clairement définie. C’est le cas dans Le Supplément au Voyage de Bougainville où Diderot livre ses réflexions sur l’état de nature, supérieur à celui de la civilisation. La liberté sexuelle est plus naturelle et plus recommandable que la morale rigide et culpabilisante traditionnelle

« …dans notre monde, rien n’est plus conforme aux lois qu’un mariage et rien n’est souvent plus contraire au bonheur et à la raison. » (Les Bijoux indiscrets, 18)

D comme d’Alembert (et l’Encyclopédie, bien sûr)

     Je vous entends, lecteurs de mes Chroniques : « mais quand est-ce qu’elle va parler de l’Encyclopédie ? » Rassurez-vous, j’y arrive mais je me suis dit qu’il valait mieux présenter l’ensemble de l’œuvre avant, sinon comme du vivant de Diderot, elle risquait de passer inaperçue.

     L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, par une société de gens de Lettres ! Œuvre magistrale des Lumières ! Vingt ans de travaux ! Au départ, il s’agit juste de traduire la Cyclopaedia de l’Anglais Chambers (publiée en 1728). En 1747 Diderot et d’Alembert s’y attèlent, soutenus par l’éditeur Le Breton, madame de Pompadour, influente maitresse du roi et Malesherbes, Directeur de la bibliothèque du souverain. Bientôt le projet s’élargit et devient œuvre collective regroupant deux-cents collaborateurs. Elle présente l’état de toutes les connaissances contemporaines. Le but est de les rendre accessibles au plus grand nombre, lutter contre les préjugés, assurer le bien-être matériel et le bonheur. Savants et philosophes y participent avec des articles qui ne fuient pas la polémique.

     Le premier volume parait en 1751, le troisième en 1753. Mais en 1757 un attentat contre le roi et la répression qui s’en suit, décident d’Alembert à abandonner le projet. En 1759 le Parlement de Paris condamne l’ouvrage et en interdit la distribution. Denis Diderot se retrouve seul aux commandes pendant quinze ans, dans une semi-clandestinité, puisque l’ouvrage est interdit mais qu’on n’empêche pas sa création.

« Ce génie, le plus fécond et le plus singulier qui ait peut-être jamais été, toujours créateur, toujours neuf dans ses opérations, a porté dans toute la partie philosophique, dans les arts, dans les métiers dont il s’est principalement chargé (dans l’Encyclopédie), cette lumière, cette fécondité prodigieuse qui caractérise tous ses ouvrages. » (Melchior de Grimm, Correspondance, 1753)

.   Les dix-sept volumes de textes et douze de planches (illustrations commentées) sont imprimés à l’étranger (Italie et Suisse.) Le retentissement est énorme, bien plus que la diffusion : une telle collection coute en effet une fortune, l’équivalent de cinquante-mille euros actuellement. Par contre les courts articles les plus polémiques sur la religion, la liberté, la morale et la politique sont facilement recopiés et distribués.

En résumé :

      Diderot esprit des Lumières, était en avance sur son temps en ce qui concerne ses idées sur l’art mais aussi la politique, l’organisation sociale, la morale et toujours, la liberté individuelle. Son œuvre foisonnante n’a pas eu le retentissement qu’elle méritait de son vivant. Il ne cherchait pas à la diffuser largement pour éviter les condamnations. Depuis trois siècles, nous n’en finissons pas de la découvrir par morceaux, selon les circonstances. Il faut dire aussi que ses contemporains ont surtout retenu de lui, l’énorme travail de l’Encyclopédie.

« Diderot est reconnu pour son érudition, son esprit critique et un certain génie. Il laisse son empreinte dans l’histoire de tous les genres littéraires auxquels il s’est essayé : il pose les bases du drame bourgeois au théâtre, révolutionne le roman avec Jacques le Fataliste et son maître, invente la critique à travers ses Salons et supervise la rédaction d’un des ouvrages les plus marquants de son siècle, la célèbre Encyclopédie. En philosophie également, Diderot se démarque en proposant plus de matière à un raisonnement autonome du lecteur plutôt qu’un système complet, fermé et rigide. » (Wikipédia)

       Quant à l’œuvre, elle surprend aujourd’hui par sa modernité, tant stylistique qu’intellectuelle :

 « Diderot reste surtout la grande figure du siècle, il entrevoit toutes les vérités, il va en avant de son âge, faisant une guerre continuelle à l’édifice vermoulu des conventions et des règles. » (Émile Zola, Le Roman Expérimental, 1880.)

Pour aller plus loin :

      Pour le retrouver, rien de mieux que de le lire. Les Bijoux Indiscrets et Jacques le Fataliste et son Maître sont à la portée de tous même si des finesses de philosophie peuvent échapper au lecteur. Le Neveu de Rameau est peut-être plus ardu mais une fois que l’on est plongé dedans, on y reste aisément. Les romantiques apprécieront de faire sa connaissance dans un contexte plus intimiste à travers les Lettres à Sophie Volland.

       Ceux qui peuvent se déplacer n’ont pas besoin d’aller voir sa bibliothèque à Saint Pétersbourg (ce qui est un peu compliqué actuellement.) Ne cherchez pas sa tombe non plus : les Révolutionnaires l’ont saccagée. Brel chantait « Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? » J’ai envie de répondre : « Pourquoi ont-ils profané Diderot ? »

       Par contre, un détour par Langres dans la Grand Est, suffit. Diderot n’a pas été tendre en décrivant ses habitants mais sa ville natale pas rancunière, lui a dressé une statue sur la place principale non loin de la cathédrale : tout un symbole ! En 2013 pour commémorer le tricentenaire de sa naissance, elle lui a dédié un musée, La Maison des Lumières Denis Diderot et chaque année, elle organise « les Rencontres philosophiques de Langres. » On peut continuer la visite en flânant dans les rues adjacentes pour s’immerger dans l’architecture du dix-huitième siècle. Et pourquoi pas faire le tour des remparts pour y chercher ce qui a forgé le caractère du philosophe ?

      On peut lire aussi sur ce site, dans la « Route des Écrivains », la page qui lui est consacrée.

       Brassens chantait des « trompettes de la renommée (…) bien mal embouchées » ; il faut reconnaitre qu’en plus, elles sont lentes à réagir ! Mais tout n’est pas perdu et si vous avez lu cette chronique jusqu’au bout, les os dispersés de Diderot, peuvent se décomposer en paix pendant que son esprit nous parle encore.

Chroniques précédentes :

      Pour les C, c’est super, j’ai un choix gargantuesque tant en genres qu’en siècles : Camus, Cicéron, Chateaubriand, Cocteau, Chénier, Char, Cohen, Commynes… Je profite de l’abondance avant d’arriver aux U, X, Y ou W ! Mon côté féministe aurait pu se satisfaire d’une autrice de talent : Colette ou Emilie du Chatelet, par exemple. Un brin de parité serait bienvenu mais hélas, compliqué ; les anthologies ont bien du mal à placer une écrivaine ou poète par siècle avant le XXe. La littérature est profondément machiste, reflétant une société qui a bien du mal à mettre en avant la moitié de l’humanité ! Promis, j’en présenterai deux ou trois dans mes chroniques mais pas aujourd’hui.

      J’ai choisi, une fois de plus, un « incontournable » de notre histoire littéraire, un de ces auteurs dont on a forcément entendu le nom. Il a même eu sa tête sur les billets de cent francs dans un autre millénaire, entre 1964 et 1979 ; des philatélistes conservent son effigie sur un timbre de 1937 et les touristes peuvent photographier sa statue à Rouen, au Louvre et au Panthéon. C’est dire s’il est célèbre ! Enfin de nom au moins… Mais les élèves qui n’ont pas pu échapper à l’étude de ses œuvres, sont-ils capables d’en citer des extraits et d’en commenter l’intérêt ? C’est pour cette raison que dans mes chroniques, je ne cherche pas à mettre en avant des talents méconnus et que je m’en tiens au basique, à ces « incontournables » souvent mal connus.

     En fait, que veut dire « incontournable » ? Comme il faut bien une référence, je reste sur les critères repérés chez Balzac : une œuvre importante en densité, création ou adaptation très personnelle d’un genre et un adjectif tiré de son nom. Après un poète puis un romancier, voici un dramaturge : Pierre Corneille, né à Rouen en 1606 et mort à Paris en 1684.  

C comme (vie) Confortable :

      La vie de Pierre Corneille n’est pas un roman mais plutôt un cheminement tranquille vers une renommée qui s’installe sans difficulté et ne se dément pas au fil du temps. Il nait à Rouen dans une famille bourgeoise et fait de brillantes études chez les Jésuites. En 1628 son père lui achète deux offices d’avocat : ce n’est pas faramineux mais assez pour lui assurer de quoi vivre sans souci et bénéficier d’un petit titre de noblesse, indispensable pour ne pas être transparent à la cour du roi de France. Néanmoins cette situation ne lui permet pas d’épouser celle qu’il a choisie ce qui lui inspire ses premiers vers connus et vraisemblablement sa première comédie de 1629, Mélite ou les Fausses Lettres. La renommée s’en suit ; il gagne la protection de Richelieu et enchaine les succès. Le cardinal lui arrange un brillant mariage en 1951, avec une aristocrate, Marie de Lampérière avec qui il a huit enfants. Pendant la Fronde parlementaire, Corneille reste fidèle au roi et à Mazarin ce qui lui permet, pendant une courte période, d’être procureur des états de Normandie.

     Certes, il y eut des périodes plus difficiles, quelques pièces qui ont suscité moins d’enthousiasme que d’autres, mais finalement c’est marginal et transitoire dans l’ensemble d’une existence cossue. En 1647 il est élu à l’Académie française (après deux échecs).  De 1663 à 1674, il est inscrit pour deux mille livres de gratification royale accordée aux gens de lettres ce qui est une somme énorme. Supprimée un temps, cette pension est rétablie sur la fin de sa vie.

      Dix ans avant sa mort, Corneille n’écrit plus pour le théâtre. Il s’occupe de revoir et publier ses pièces, accompagnées de « Discours et Examens ». Il traduit en vers l’Imitation de Jésus Christ ce qui lui vaut un extraordinaire succès de librairie (à la fin du dix-huitième siècle, on dénombre près de deux millions quatre-cent-mille exemplaires en circulation, c’est le livre le plus imprimé après la Bible !) Il termine sa vie en suivant avec assiduité les séances de l’Académie française.

C comme Couper Court aux Cancans :

     Corneille a donc connu une vie agréable, pas de quoi en faire une épopée. Est-ce pour la rendre plus extraordinaire, ou par jalousie, que la postérité a brodé sur son cours, des événements imaginaires ?

     Au dix-huitième siècle, on présente un Corneille finissant sa vie dans la misère, ignoré du public qui lui préfère Racine… légende ! Comme nous venons juste de le voir !

     On a voulu aussi opposer les géants du dix-septième siècle : Corneille contre Racine ! Étant donné qu’ils ont trente-trois ans de différences d’âge, le second atteint la célébrité quand le premier est déjà vieillissant. Sans doute y a-t-il eu quelques rivalités notamment à propos de leurs pièces réciproques sur Médée. Mais de là à en faire une guerre, il y a un fossé infranchissable. D’ailleurs, lors de la réception de Thomas Corneille à l’Académie française (sur le siège de son défunt frère), Racine fait, en guise de discours de bienvenue, un hommage vibrant et très appuyé de l’illustre prédécesseur.

     Au vingtième siècle, un complotiste littéraire qui avait un livre à vendre, a semé le trouble en affirmant que Molière n’avait pas écrit ses pièces et qu’il se contentait de jouer celles de Corneille sous son nom… légende aussi ! Comme il est difficile de lutter contre les rumeurs, il a fallu que la faculté s’en mêle pour prouver le mensonge. En étudiant les mots qui reviennent dans les écrits d’un auteur, on peut tracer une sorte de trame ADN littéraire. Le laboratoire des lettres a parlé : les pièces signées de Molière sont bien de lui et Corneille en a écrit suffisamment pour remplir une vie d’auteur.

     Rançon de la gloire ? Corneille mérite davantage et surtout d’être redécouvert par lui-même et pour lui-même.

C comme Chance :

     La gloire voire la fortune sont souvent une affaire de circonstances. Il faut naitre au bon endroit au bon moment et saisir la bonne opportunité quand elle se présente : prospecter du pétrole quand nait la voiture ou chanter quand arrive le poste à transistor ! La chance de Corneille, c’est la place que prend le théâtre au dix-septième siècle. Art profondément populaire, il en a la vulgarité, voire la violence. Déjà dans l’antiquité, on pouvait tout dire et montrer en public, même le plus abjecte. L’aristocratie du Louvre puis de Versailles veut se distraire mais avec un art qui reflète sa grandeur et sa supériorité supposées. Il faut montrer des sentiments nobles, des répliques stylées, des situations vraisemblables, rien de choquant ou de violent sur scène, ne pas mélanger les genres et bien sûr, au nom de la Raison, suivre les règles des trois unités : un seul lieu, une seule intrique principale, une durée de l’action de vingt-quatre heures au maximum.

«…. À présent le théâtre

Est en un point si haut que chacun l’idolâtre » L’Illusion Comique, acte V, scène 5.

    Corneille se lance à fond dans cette forme de spectacle. Jusqu’au milieu du vingtième siècle, il est présenté comme tragédien. Mais ses trente-cinq pièces montrent une variété exceptionnelle qui va du rire aux larmes tout en reflétant les valeurs du « Grand siècle » (le dix-septième). Il commence sa carrière par des comédies qui renouvellent un genre auparavant confondu avec la farce et méprisé pour sa grossièreté. Il s’inspire de toutes les formes connues.

      De la pastorale traditionnelle naissent des comédies sentimentales et morales : Mélite ou Les fausses Lettres, La Veuve ou le Traistre trahy, La Galerie du Palais ou l’Amie rivale, La Suivante, La Place Royale ou l’Amoureux extravagant… La « comedia » espagnole lui insuffle Le Menteur… Une autre pièce mélange les genres, pastorale, comédie à l’italienne et tragi-comédie pour finir en tragédie mais surtout pour faire l’apologie du théâtre : L’Illusion Comique. La cour aime les pièces avec des machines qui font voler des anges ou déclenchent le naufrage d’un navire sur scène ? Qu’à cela ne tienne, Corneille est là aussi avec par exemple Andromède ou La Toison d’Or.

     Corneille est également l’auteur d’une pièce en vers latins Excusatio, qui lui vaut en passant une pension de Richelieu, féru de théâtre. En collaboration avec Molière, il crée une tragédie ballet, Psyché (qui fut d’ailleurs attribuée parfois à Molière. Est-ce de là que serait née cette assimilation fallacieuse des deux auteurs ?)

     Et bien entendu, il y a les tragédies… et les tragi-comédies qui n’ont rien de comique mais qui remplacent le massacre général final par… un mariage. (À moins bien sûr, de considérer que le mariage est une vaste rigolade ???) Corneille s’inspire de l’histoire médiévale avec Le Cid. Il initie le nouveau genre des tragédies historiques et romaines avec : Horace, Cinna, Polyeucte, La mort de Pompée, Rodogune, Othon, Agésilas, Attila Roy des Uns, Tite et Bérénice, Nicomède… D’autres trouvent leur origine dans la mythologie : Œdipe, Médée… Corneille, fervent catholique crée également des tragédies chrétiennes comme Pulchérie, Suréna Général des Parthes, Polyeucte Martyr, Théodore Vierge et Martyre

    N’oublions pas non plus sa poésie qui va des éloges au roi, aux « Stances à Marquise » :

« Le temps aux plus belles choses

Se plait à faire un affront

Et saura faner vos roses

Comme il a ridé mon front »

Richelieu mort a droit à un petit distique resté célèbre :

« Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal

Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien »

      Et pour achever ce long inventaire, citons à nouveau L’Imitation de Jésus-Christ.  Ce texte religieux a été vraisemblablement écrit à la fin du quatorzième siècle ou début du quinzième par un moine néerlandais, Thomas Kempis. Corneille le traduit en vers et le paraphrase dans quatre livres magistraux : cent-quatorze chapitres et près de sept-cents pages dans l’édition Hachette de 1862.

     Nous l’avons compris, l’œuvre de Pierre Corneille est aussi énorme que variée et ne se résume pas à la trilogie longtemps enseignée au collège, Cinna, Horace, Le Cid… puis réduite au seul Le Cid alors que diminue l’apprentissage du latin (et encore, on ose seulement désormais le mettre au programme du lycée !)

C comme Cadres ou Classique… ou pas…

     Les génies se rirent des carcans.

   « C’est le génie, cette aptitude que rien ne peut replacer et qui tient lieu de tout, qui a produit le grand Corneille » (Melchior de Grimm, 1754).

     Pourtant le classicisme si prolixe en talents, se définit comme un ensemble de règles et veut se limiter à un siècle, le dix-septième et même moins. En effet, son apogée correspond aux débuts fastueux de Versailles soit 1660 à 1680. Mais ses auteurs se jouent parfois des cadres où ils s’épanouissent : « une Corneille, sur une Racine, de Bruyère, Boileau de La Fontaine, Molière » : cette formule mnémotechnique pour retenir leurs noms, n’est pas tout à fait vraie quand on pense à la fantaisie de La Fontaine, à la modernité de Molière et à la variété de Corneille.

     En fait le dix-septième siècle (et bien avant voire après) est tout autant baroque : fantaisie, liberté, envolées rhétoriques et révolte parfois. Le Cid en est un exemple notoire : pièce au genre inclassable, dite tragi-comique puis tragique mais qui aurait été qualifiée de « drame » si elle avait été créée deux siècles plus tard. Comment faire tenir en vingt-quatre heures : des fiançailles, deux duels, un combat héroïque qui repousse les Maures d’Espagne, entre autres péripéties ? Comment trouver raisonnable et vraisemblable, le meurtre d’un futur beau-père et l’amour de sa fille pour celui qui l’a rendue orpheline puis l’annonce de leur mariage ? Comment parler de lieu unique quand l’intrigue se déplace de la cour à l’appartement de Chimène, aux prés où ont lieu les duels et au port maritime où se joue l’avenir de l’Espagne ? C’est tellement hors des règles qu’il s’en suit un scandale aussi mémorable que le succès est immense. Finalement, la toute jeune Académie française tranche et condamne l’audacieuse pièce.

     Certes, Corneille fait ensuite amende honorable… ou du moins, il essaye… mais n’est pas exempt de dérapages comme dans Horace où le héros tue sa sœur avant d’être acclamé comme sauveur de Rome ; ou Rodogune où la princesse réclame la tête de sa future belle-mère comme cadeau de mariage.

     « Je ne craindrai point d’avancer que le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable » (Corneille, Au Lecteur, in Héraclius)

     Non, décidément, pas facile de limiter les génies mais c’est aussi en cela qu’on les reconnait… et qu’on les aime ?

C comme Choix Cornélien :

     La carte d’identité littéraire de Corneille repose sur trois piliers.

     Le premier a donné un adjectif : « cornélien », autrement dit inextricable, un nœud gordien scellé dans du bronze, un dilemme absolu, une alternative impossible… L’intrigue de ses pièces nait d’une incapacité à choisir entre amour et devoir :

« Percé jusques au fond du cœur

D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle

Je demeure immobile et mon âme abattue

Cède au coup qui me tue » (Le Cid)

« Va, je ne te hais point / Tu le dois / Je ne puis… » (Chimène et Rodrigue dans Le Cid)

            « Avant que d’être à vous, je suis à mon pays » (Horace)

            « Un monarque a souvent des lois à s’imposer

Et qui veut pouvoir tout, ne doit pas tout oser. » (Tite et Bérénice)

     Corneille tire la tragédie vers la violence et le pathétisme quand Racine expose la confusion des sentiments. Ses héros se retrouvent dans des situations horribles qui les forcent à agir contre leur désir profond, au point de souhaiter la mort comme ultime solution.

« ANTIOCHUS : Que vous dirai-je enfin ? Je fuis des yeux distraits,
Qui me voyant toujours, ne me voyaient jamais.
Adieu : je vais, le cœur trop plein de votre image,
Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage
. » (Tite et Bérénice)

     Ses pièces obligent également à réfléchir sur la portée des actes individuels. Pas de demi-mesure chez Corneille, rien d’ordinaire non plus.

    Le deuxième ressort tragique favori de ses pièces tient dans la recherche d’identité. Souvent ses héros n’arrivent pas à se situer par rapport à des ascendants qui entravent leur liberté de vivre.

« DORANTE. Je ne vous cherchais pas, moi. Que mal à propos
Son abord importun vient troubler mon repos,
Et qu’un père incommode un homme de mon âge ! » (Le Menteur)

    On pense d’emblée à Œdipe, fils et mari à la fois, se condamnant en cherchant à prouver son innocence.

« C’est loin de ses parents qu’un homme apprend à vivre » (Œdipe)

     Rodrigue doit épouser la querelle de son père plutôt que la femme qu’il aime. Et comment ne pas être horrifié par l’attitude de Cléopâtre (pas l’Égyptienne mais la reine de Syrie) qui est la seule à pouvoir nommer le premier né de ses jumeaux ? Ne pensant qu’à sa vengeance, elle désignera comme héritier du trône, celui qui tuera Rodogune, la princesse dont ils sont tous deux amoureux. Dans l’univers cornélien, les repas de famille sont comment dire… plutôt animés !

    Le troisième pilier, c’est le style. Corneille maitrise à merveille le verbe, la versification et la rhétorique.

« MATAMORE: Je te donne le choix de trois ou quatre morts.
Je vais d’un coup de poing te briser comme verre,
ou t’enfoncer tout vif au centre de la terre,
ou te fendre en dix parts d’un seul coup de revers,
ou te jeter si haut au-dessus des éclairs
que tu sois dévoré des feux élémentaires.
Choisis donc promptement, et songe à tes affaires. »
(L’Illusion Comique)

    Pas d’actes violents et choquant à montrer ? Tant mieux pour l’auteur qui rejette en coulisses, duels, combats et agonies et les reconstituent sur scène, par le langage.

«…. Sous moi donc cette troupe s’avance

Et porte sur le front une mâle assurance

Nous partîmes cinq-cents mais par un prompt renfort

Nous nous vîmes trois mille en arrivent au port… » (Le Cid)

     Et voici par une tirade mémorable, reconstitué un combat épique qui n’aurait pas été déplacé dans un péplum hollywoodien ou une séquence du Napoléon d’Abel Gance ! Rapporter les scènes violentes plutôt que de les montrer, offre aussi un intérêt dramatique. C’est le cas du combat des Horace et des Curiace (Horace). Le premier récit déclenche la furie du père qui pense que son dernier fils vivant s’est enfui. Le second, celui de la fin victorieuse pour Rome, le comble de joie et déclenche le désespoir de sa fille.

     La force et la beauté du style de Corneille tiennent aussi dans sa fausse simplicité. Les répliques s’enchainent coupant parfois les alexandrins, masquant de ce fait, leur grandiloquence et donnant l’impression factice d’un langage courant. Et pourtant l’auteur de théâtre recourt à l’outrance, aux figures de rhétorique :

« Va, cours, vol et me venge » (gradation dans Le Cid)

« Va, je ne te hais point » (référence absolue de la litote dans le Cid)

« Prends un siège Cinna, prends, et sur toute chose

Observe exactement la loi que je t’impose » (Zeugma dans Cinna : le héros est invité à prendre un siège et un exemple)

« Rome l’unique objet de mon ressentiment !

Rome à qui vient ton bras d’immoler mon amant !

Rome qui t’a vu naître et que tu cœur adore !

Rome enfin que je hais parce qu’elle d’honore ! » (anaphore dans Horace)

     Comme il a été dénombré près de cinq-cents figures de rhétorique et qu’en cherchant bien on pourrait en retrouver une bonne part dans l’œuvre de Corneille, nous nous arrêterons là car sinon nous serions emmenés trop loin.  

Pour aller plus loin :

     Pourquoi ne pas retrouver, ou découvrir le charme de l’œuvre cornélienne tout simplement en la lisant mais pas comme des écrits poussiéreux imposés au collège. Prenons le temps de nous bercer d’une langue tout autant accessible que travaillée. Laissons-nous séduire par de vrais héros au destin incroyable et pourtant aux passions si proches des nôtres. Rodogune que Corneille lui-même désignait comme sa meilleure pièce, vaut grandement la peine (et le plaisir) de s’y plonger.

     Bien entendu, le théâtre est un art vivant et le mieux n’est-il pas de voir les pièces

       Brel, Brassens, Baudelaire, Barbès, Beauvoir, Beaumarchais, Beckett, (du) Bellay, Breton… le choix est toujours rude. Pour cette deuxième chronique, je laisse de côté mon chouchou, Jacques Brel bien qu’il ait occupé six ans de ma vie pour rédiger une thèse sur lui. Mais j’ai la certitude, à tort ou à raison, qu’il n’est pas utile d’en parler pour donner envie de l’écouter tant il est encore apprécié. Finalement, j’opte pour un monstre, un magistral, un titan de notre littérature : Honoré de Balzac.

B comme Bâtard :

       Cela commence mal et la situation est d’autant plus inconfortable que le petit Honoré nait tout à fait légitime. Mais avec un père de cinquante-trois ans et une maman de vingt-et-un, il ne faut pas s’étonner que lui vienne un petit frère à jalouser, fils de la mère, de l’amant et de l’amour. Le futur écrivain est le mal-aimé, mis en nourrice puis en demi-pension et finalement, en internat. Il garde de cette enfance solitaire, la faculté de s’isoler des heures durant devant son bureau et une idée tout à fait dévalorisée du mariage.

« Ainsi ce mariage fut accompagné de circonstances si fatales, si orageuses, si foudroyantes, que personne n’en augura bien. Tout alla de mal en pis. »(La Vieille Fille)

« Ne commencez jamais le mariage par un viol » (Physiologie du Mariage) 

« Pour être heureux en ménage, il faut être ou homme de génie marié à une femme tendre et spirituelle, ou se trouver, par l’effet d’un hasard qui n’est pas aussi commun qu’on pourrait le penser, tous les deux excessivement bêtes. » (Physiologie du Mariage)

       Mais Honoré de Balzac n’est pas un imbécile donc il peut changer d’avis, surtout quand une mystérieuse admiratrice qui signe « l’Étrangère », entame avec lui, en 1832, une correspondance enflammée. Il la rencontre l’année suivante à Neuchâtel. Le conte de fée se poursuit : ils se marièrent en 1850 à Odessa et eurent presque un enfant puisque la mère fait une fausse couche, au grand dam du père… qui meurt cinq mois après les noces. Comme quoi, l’écrivain n’avait pas tort de croire qu’il n’y a pas de mariage heureux.

B comme Banque et Banqueroute :

       Honoré avait de quoi vivre confortablement avec l’héritage de son père, ses études de droit et son premier métier de clerc de notaire. Mais il en veut davantage. Son nom en est la preuve : son grand-père s’appelait Balssa, son père lui donne une tournure de noblesse périgourdine en le transformant en « Balzac » ; puis il le dote on ne sait comment, d’une particule très bien vue dans le monde aisé parisien. Honoré veut faire fortune. Il se lance dans l’imprimerie entre 1826 et 1828 : un désastre financier qui l’endette à vie et le pousse dans la production littéraire forcenée. Le succès vient dès 1829 mais la vie de dandy et le gout du luxe s’accompagnent de problèmes financiers qui lui font même risquer la prison pour dette.

« ‘Je réussirai !’Le mot du joueur, du grand capitaine, mot fataliste qui perd plus d’hommes qu’il n’en sauve » (Le Père Goriot)

 « En effet le commerce de la librairie dite de nouveautés se résume dans ce théorème commercial : une rame de papier blanc vaut quinze francs, imprimée elle vaut, selon le succès, ou cent sous ou cent écus. Un article pour ou contre, dans ce temps-là, décidait souvent cette question financière. » (Les Illusions Perdues)

 

B comme Bourreau du travail, comme Brûler, comme Broyer :

        Honoré de Balzac ressemble à son personnage de La Peau de Chagrin : Raphaël de Valentin a reçu un morceau de cuir qui peut exaucer tous ses vœux mais en se rétrécissant. L’alternative est simple : l’éternité sans désirs ou une courte vie intense. Balzac a brulé de passions et s’est pour ainsi dire, littéralement, tué au travail. Il meurt à cinquante-et-un an de problèmes cardiaques. Un chercheur qui avait du temps et des idées bizarres (ou qui préparait une très sérieuse thèse de doctorat !) a compté qu’entre 1829 et 1950 (soient en vingt-et-un ans), Honoré de Balzac a publié quatre-vingt-treize titres avec deux-mille-quatre-cent-soixante-douze personnages ! Tout écrivain en reste rêveur.

B comme Bâtisseur :

            Qu’est-ce qui pérennise le succès d’un écrivain ? Qu’est-ce qui lui permet d’être classé dans les manuels scolaires et les bibliothèques comme un « incontournable » de notre histoire littéraire ? Le talent ? Certes, mais nombre d’auteurs qui en avaient, n’ont pas franchi la barrière de la célébrité, mort ou vif. Le succès auprès des lecteurs et des ventes records ? Non, trop aléatoire et passager. En fait, la clé de la gloire durable se trouve dans l’originalité, l’invention, la construction. Il faut être le premier à proposer une œuvre achevée différente de ses prédécesseurs. Et là, Honoré de Balzac coche toutes les cases !

            D’une part, il a construit un ensemble littéraire magistral : La Comédie Humaine qui regroupe ses écrits sur la société française précapitaliste de 1816 à 1850. Il transporte le lecteur sous la Restauration et ses multiples facettes : ses bourgeois et ses aristocrates, des nantis et des ruinés, leur psychologie, leurs espoirs, leurs échecs, leurs luttes, leur environnement, les événements qui ont marqué leur existence… Tout y est ? Non pas d’ouvriers et bien peu de ruraux : Balzac a des préférences clairement marquées.

       Son style est reconnaissable entre tous : son vocabulaire est riche et ne fuit pas les néologismes. Mais il se caractérise surtout par des descriptions signifiantes. Quand on lit Balzac trop jeune, surtout de nos jours où l’image est omniprésente, on risque de trouver ennuyeux, les scènes et portraits aussi nombreux que détaillés. Le lecteur bailleur mesure mal leur intérêt et surtout leur sens : chez Balzac, représenter un environnement, c’est décrire avec précision, son occupant. De ce fait, le monde balzacien (et oui, l’écrivain a même créé un adjectif, là aussi c’est un indice d’un « incontournable !) passe merveilleusement bien sur les écrans de toutes tailles. La plupart de ses livres ont été adaptés en films avec un seul regret : le manque d’imagination parfois flagrant du réalisateur, dans le choix des comédiens. Tous les professeurs de lettres savent à quel point il est compliqué d’expliquer aux élèves que tous les personnages du dix-neuvième siècle et même leurs auteurs, n’ont pas forcément la tête de Depardieu !

       Autre trait caractéristique de l’univers balzacien : le retour des personnages. Tantôt au premier plan, tantôt en figurants, on suit leur cheminement au fil des romans. Ainsi Rastignac a vingt-cinq ans dans La Peau de Chagrin, dix-huit dans Le Père Goriot où il débute sa carrière parisienne qui s’amplifie dans La Maison Nucingen pour le voir s’élever au rang de ministre dans les récits postérieurs. Les lecteurs peuvent ainsi s’attacher à certains personnages et sont heureux d’avoir ici et là, de leurs nouvelles ! Finalement les feuilletons à rallonge du début de soirée télévisée entre deux packs publicitaires, du genre Si Grand Soleil ou Plus Belle la Vie n’ont fait que s’inspirer de Balzac !

        D’autre part, Balzac qui rêvait d’être le Walter Scott français, a structuré un nouveau genre : le roman moderne. Et quitte à être original, il a aussi instauré le registre qui va avec : le réalisme. Il impose une forme inédite de récit fictif mais crédible. Il ne s’agit pas de témoigner mais de créer « l’illusion du vrai. » Depuis Balzac, les romanciers de tous genres y compris de science-fiction ou Fantasy, visent à faire croire en l’existence possible de leur univers imaginaire.

Par ce réalisme, ce tour de passe-passe stylistique, Balzac fait admettre comme normal la présence parmi les humains de véritables saints : Adeline de La Cousine Bette ou Le Père Goriot du roman éponyme. Il invente aussi des créatures démoniaques échappées de l’enfer pour manipuler les mortels et exacerber leurs penchants les plus sordides : le plus spectaculaire est Vautrin aux multiples visages. Il est inspiré de Vidocq, cet ancien bagnard qui a osé sortir de sa condition pour devenir chef de la sureté… Balzac, comme dit précédemment, ne s’intéresse pas aux gens du peuple et en plus, il ne les apprécie pas lorsqu’ils dépassent leur condition ! L’écrivain arrive même à nous faire admettre l’impensable comme le mariage d’un vieillard avec une enfant dans La Cousine Bette, seul moyen légal de la sauver du déshonneur et de la misère, à une époque où l’on ne parlait pas de pédophilie.

B comme Bonaparte :

            On peut naitre en période révolutionnaire sans pour autant adhérer au nouvel état d’esprit. Balzac en est la preuve, lui qui devient de plus en plus légitimiste au fil du temps. Pourtant son héros historique préféré n’est ni roi ni même chevalier mais un homme du peuple (si, si !) qui a fait trembler l’Europe : Bonaparte. La Comédie Humaine regorge d’arrivistes aux destins plus ou moins réussis qui, comme le général corse, veulent se bâtir un empire :  Rastignac, Lucien de Rubempré ou même le Père Goriot qui se sacrifie pour l’avenir brillant de ses filles. Peu importe les moyens et surtout la morale si le héros veut parvenir à ses fins. Machiavel nous voilà !

« Vous vous apercevrez avant peu que vous n’obtiendrez rien par les beaux sentiments. Si vous êtes bon, faites-vous méchant. Soyez hargneux par calcul. Si personne ne vous a dit cette loi suprême, je vous la confie et je ne vous aurai pas fait une médiocre confidence. Pour être aimé, ne quittez jamais votre maîtresse sans l’avoir fait pleurer un peu ; pour faire fortune en littérature, blessez toujours tout le monde, même vos amis, faites pleurer les amours-propres : tout le monde vous caressera. » (Illusions Perdues)

            Mais qui dit Bonaparte, annonce Napoléon et là, c’est moins admirable. Avec le code du même nom, l’empereur se change en un misogyne épouvantable. En deux ou trois mille ans, la femme occidentale a acquis le droit de conduire une armée, gérer un domaine, commander un atelier d’artisans, s’instruire… enfin, si elle est bien née. La religion catholique lui a offert le mariage consenti, monogame et indissoluble, de quoi la protéger des harems, des maitresses envahissantes et de leurs fils aux dents longues… même si la réalité fait parfois des écarts avec la morale. Quel que soit le sexe, la place donnée par la naissance traçait le sort : liberté et puissance ou servitude à vie. Avec une signature, Napoléon raye tous les privilèges acquis par les femmes et les range avec les aristocrates et les prolétaires, dans les victimes de la Révolution.

« Mais j’ai assez réfléchi pour savoir que nos rôles ne sont pas les mêmes, et que la femme seule est prédestinée au malheur » (La Femme de trente Ans)

       Personne aussi bien que Balzac, n’a su rendre compte de l’état social lamentable de la femme au dix-neuvième siècle. Éternelle mineure sans aucun droit, même pas celui de gérer ses biens ou de les récupérer en cas de divorce, elle n’a qu’une possibilité : tenter sa chance au mariage qui prend des allures de loterie.

« Le mariage ne se compose pas seulement de plaisirs aussi fugitifs dans cet état que dans tout autre, il implique des convenances d’humeur, des sympathies physiques, des concordances de caractère qui font de cette nécessité sociale un éternel problème. Les filles à marier aussi bien que les mères connaissent les termes et les dangers de cette loterie, voilà pourquoi les femmes pleurent à un mariage, tandis que les hommes sourient. Les hommes croient ne rien hasarder, les femmes savent bien tout ce qu’elles risquent. » » (Béatrix)

       Mais encore faut-il qu’elle ait un prix sur ce marché, sinon l’aléatoire protection maritale devient une prostitution publique !

« Quels moyens ont les mères d’assurer à leurs filles que l’homme auquel elles les livrent sera un époux selon leur cœur ? Vous honnissez de pauvres créatures qui se vendent pour quelques écus à un homme qui passe, la faim et le besoin absolvent ces unions éphémères ; tandis que la société tolère, encourage l’union immédiate, bien autrement horrible, d’une jeune fille candide et d’un homme qu’elle n’a pas vu trois mois durant ; elle est vendue pour toute sa vie. Il est vrai que le prix est élevé ! Si, en ne lui permettant aucune compensation à ses douleurs, vous l’honoriez ; mais non, le monde calomnie les plus vertueuses d’entre nous ! Telle est notre destinée, vue sous ses deux faces : une prostitution publique et la honte, une prostitution secrète et le malheur. Quant aux pauvres filles sans dot, elles deviennent folles, elles meurent ; pour elles, aucune pitié ! La beauté, les vertus ne sont pas des valeurs dans notre bazar humain. » (La Femme de trente Ans)

       Si on ne risque pas de tomber dans la déprime ou la révolte, il ne faut pas passer à côté d’un court roman que je trouve personnellement le plus horrible de tous, dans son fonds : Le Contrat de Mariage ! Toute l’horreur de la situation des femmes après le code Napoléon, y est illustrée.

      Malheur à celles qui ne se plient pas à cette nouvelle loi ! Rose Cormon, vieille fille d’Alençon, (La Vieille Fille) pourtant d’un milieu aisé, a osé évincer les prétendants lorsqu’elle était jeune et pouvait enfanter. La société la punit de ces atermoiements en la critiquant et l’humiliant. Lisbeth qui n’a pas d’époux (La Cousine Bette) n’a d’autre solution que de s’installer chez sa cousine et cacher sa frustration en sapant sa famille.

  « Y a-t-il rien de plus horrible à voir que la matinale apparition d’une vieille fille laide à sa fenêtre ? De tous les spectacles grotesques qui font la joie des voyageurs quand ils traversent les petites villes, n’est-ce pas le plus déplaisant ? Il est trop triste, trop repoussant pour qu’on en rie. » (Pierrette)

     Toutes celles qui pensent que leurs droits sont immuables et qu’elles peuvent en jouer en acceptant des règles de vie strictes ou des tenues stigmatisantes, devraient lire Balzac. Elles comprendraient qu’une loi peut toujours en détruire une autre et qu’il faut ensuite des décennies voire des siècles, pour retrouver l’âge d’or qu’elles avaient méprisé. Aujourd’hui comme au Moyen âge, on va à la catastrophe en laissant passer, indifférents, le Saint Graal.

On l’aura compris, La Comédie Humaine n’a rien de drôle. Adieu romantisme, amour contrarié mais partagé, belles robes et fin heureuse. Ce n’est pas une lecture pour rêver, s’évader, se distraire mais pour affronter une réalité et réfléchir sur les gens et les événements.

Pour aller plus loin :

            Si on ne connait pas ou peu Balzac, inutile de lire l’intégralité de son œuvre gigantesque pour s’en faire une idée. On peut, bien sûr commencer par Le Père Goriot qui présentent les personnages que l’on retrouvera dans les romans postérieurs mais ce n’est peut-être pas le plus facile. Les œuvres les plus achevées sont, logiquement, les dernières. Alors pourquoi ne pas commencer par les Illusions Perdues et Splendeurs et Misères des Courtisanes, ce qui fait déjà un nombre impressionnant de pages à feuilleter ? Si la magie opère, on peut ensuite, puiser ici ou là des perles comme La Cousine Bette ou La Peau de Chagrin mais ce choix est tout à fait subjectif, je l’avoue. J’ai passé des heures passionnantes à m’insérer dans une société passée mais toujours influente sous certains aspects. On ne ressort pas de la lecture de Balzac comme on y est entré. Finalement, c’est peut-être cela l’intérêt des « incontournables » de notre histoire littéraire : nous transformer et nous rendre plus forts face à la réalité.